Mona Sarr

Article de Mona Sarr paru le 2 novembre 2018, à lire in situ sur le site :

>> www.mawja-mona.com

Site dont l’accueil énonce sobrement :
« Un peu de littérature, un peu de danse en passant par de la musique pour ensuite faire un détour vers la politique avant de finir par ce que je préfère : les sujets de société ».
Nous le republions ici, avec l’autorisation de l’auteur.


« L’Altérité d’être soi »

Titre antithétique à la grammaire incorrecte, premiers mots bien intellects suivis d’une citation du meilleur style de musique au monde, c’est l’illustration même du contenu de cet article.

Mona Sarr

“Nous avons tous deux vies : la vraie, celle que nous avons rêvée dans notre enfance et que nous continuons à rêver, adultes, sur un fond de brouillard ; la fausse, celle que nous vivons dans nos rapports avec les autres, qui est pratique ; l’utile, celle où l’on finit par nous mettre au cercueil.”

Fernando Pessoa

“Loin d’la norme, on a grandi en s’croyant éternels, on n’a plus la morve, au nez, la rue est moins maternelle qu’avant. Les gars morflent, les soldats tombent, personne n’échappe à la règle, à la morgue, j’attends la prochaine étape, à l’arrêt, nos cœurs redémarrent quand un nom manque à l’appel et ça laisse des marques, on était potos avant l’rap, les labels : tous ghettos, superstars auto-proclamées, la gueule dans l’étau, taulards auto-programmés, même levés tôt, le monde appartient pas aux mecs comme nous.”

Lino, Au Jardin des ombres

J’avais 17 ans en septembre 2017 quand je suis entrée en Hypokhâgne (prépa littéraire aux grandes écoles), la « voie royale » comme aiment l’appeler les fanatiques des principes de l’Éducation Nationale. « Générationnellement » issue de l’immigration algérienne, sénégalaise et ivoirienne, en me retournant sur ma courte vie et mon parcours, j’ai pris conscience assez tôt ou assez tard du monde qui m’entourait, de ses injustices et de ses inégalités. Quand je suis entrée en prépa, c’était le chaos. J’ai détesté. J’ai détesté les cours, j’ai détesté les gens, j’ai détesté les discours qu’on y tenait et les discours qui se prêtaient à cette formation. Le seul truc qui m’a plu dès le début, ça a été la littérature. En un an, j’ai parcouru la littérature et sa critique du 10ème siècle au 21ème. J’ai adoré. Quand je lisais du Proust ou du Benichou, j’y voyais ma vie. Consciente qu’eux n’avaient ni l’intention d’écrire ou de vivre ma vie.
Au-delà de ce que j’ai aimé ou détesté, j’ai ressenti à une période de cette année-là ce que j’appelais un « temps de régression », une recherche du temps perdu : je fouillais les cartons de mon père à la recherche de photos qui illustraient ce qu’avait été ma vie d’enfant, des photos de mes grands-parents, de mes parents. Parallèlement à ce besoin matériel, je renouais avec de vieilles copines, celles qui m’ont Vraiment connu. Comme une psychanalyste « à deux balles », j’ai analysé cela comme un moyen de prendre conscience de mon identité, elle-même en quête de renouveau. Identité qui devait passer, à la manière d’un parcours initiatique, par un retour aux sources. Ça se tiraillait en moi, je ne savais pas quoi exactement mais c’était bouleversant.
En parlant des gens, je ne suis pas très sociable, ça m’arrive de parler avec les gens et de me rendre compte qu’on n’a pas grand-chose en commun si ce n’est les cours : « t’as compris ce que disait Hume dans son livre toi ? », « Attends, attends… le dm d’histoire est pour lundi ou mardi ? », « t’as mis quoi à cet endroit-là dans la version ? ». C’était superficiel mais ça permet de tisser des liens, mine de rien.
« Mine de rien » parce qu’on était à l’école et à nos heures perdues, on parlait de l’école. Quelques moments d’égarements suffisaient pour me faire comprendre qu’on n’était pas d’accord sur les mêmes choses. On débattait sur tout et rien mais surtout sur des sujets qui me touchaient. Des violences policières, du port du voile, de la laïcité, du conflit israélo-palestinien, des trucs purement politiques qui me faisaient utiliser des mots que je n’utilisais nulle part ailleurs. Hormis quelques-uns, je n’étais jamais d’accord avec eux. Ils le savaient, ils en riaient et me titillaient là-dessus. On n’avait pas les mêmes centres d’intérêts eux et moi, je luttais pour rendre justice à Adama Traoré, ils parlaient libéralisme, socialisme…
J’avais horreur qu’ils m’imitent comme ils imitaient les clichés des filles de cité, à faire des grands gestes quand elle parle, à être vulgaire. J’avais horreur qu’on prétende que le port du voile était un acte de soumission de la femme. J’avais horreur qu’on dise de manière générale que les policiers ne faisaient que se défendre face à des “racailles” qui “foutaient la merde”.
J’avais horreur de tout ça.
J’avais horreur de tout ça parce qu’on parlait de ma grand-mère en débattant sur le voile, parce qu’on parlait éventuellement de mon frère en parlant des violences policières face aux Noirs et aux Arabes, parce qu’on parlait de ma vie.
Ils avaient le don de parler de choses desquelles ils ne connaissaient rien en y prêtant un avis sociologique tout tracé, comme s’ils avaient tout vu, tout connu, tout entendu. Je ne faisais jamais semblant, c’était peut-être ça mon problème, je n’étais pas d’accord avec eux et je débattais de manière acharnée, je voulais leur montrer que j’avais raison, qu’ils disaient n’importe quoi.
L’altérité d’être soi, c’est la prise de conscience que j’aie eue d’une part de maîtriser des compétences littéraires scolaires censées me permettre d’intégrer l’ENS. D’autre part, c’était de comprendre que ces connaissances ne pouvaient se figer à ma vie et de me bousculer dans un monde qui est le mien dans lequel je ne parlais ni de Roland Barthes ni de Nathalie Sarraute. Personne ne parle d’eux et ma vie ne parle pas de ce qu’ils disent dans leurs livres. Exceptées deux, trois copines avec qui j’aurais pu en parler, c’était devenu un pur obstacle. C’est-à-dire que la culture devenait un obstacle pour l’autre partie de moi. Quand je rentrais chez moi, je pouvais vaguement parler de ce que j’avais appris avec mes parents qui ont eu une licence de lettres, mais c’est tout. Quand je pensais à mes grands-parents, il y avait un extrait du livre d’Édouard Louis, Qui a tué mon père qui résonnait dans ma tête, ça sonnait juste.

“Tu avais honte parce que je te confrontais à la culture scolaire, celle qui t’avait exclu, qui n’avait pas voulu de toi. Où est l’histoire ? L’histoire qu’on enseignait à l’école n’était pas ton histoire à toi. On nous apprenait l’histoire du monde et tu étais tenu à l’écart du monde.”

J’ai compris que je perdais la tête quand j’entendais des hiatus sonores (procédé littéraire) dans un couplet de Dosseh : « aujourd’hui je claque des grosses sommes sur les champs » (Dosseh, Habitué), un motif de la perte et de la quête de soi dans les sons de PNL, un ubi sunt (thème de ne plus réussir à écrire) chez Damso « des nuits blanches à broyer du noir car l’angoisse de la page blanche a fait que je voyais rouge » (Damso ft. Booba, Paris c’est loin).
Et c’est justement cette ambivalence-là qui me posait problème, j’avais l’impression d’être deux personnes différentes et d’osciller sans-cesse entre les deux, sans jamais parvenir à ne faire qu’un. J’observais et considérais mon frère comme une allégorie de ce que je ressentais : il allait travailler le matin en chemise et quand il rentrait, il enfilait son meilleur survêt de la FFF. C’est marrant, c’est trivial mais ça en dit long. C’était moins visible physiquement pour ma part mais c’était tout aussi juste.
Ma vie était faite ainsi : je rédigeais quinze pages de dissertation en Lettres mais on continuait de me considérer comme quelqu’un d’artificiel et de superficiel. Ça relevait du non-sens pour moi, je ne comprenais pas.
Un jour, j’avais posté une citation de Simone de Beauvoir sur Instagram, ce à quoi un gars que j’ai connu au collège s’est permis de répondre : « quand tu publies ça, j’ai du mal à me dire que c’est toi ». Je n’ai pas compris. Il s’est expliqué en disant qu’il « ne me voyait pas du tout comme ça », que « c’était rare l’intelligence derrière l’apparence ». Ça ne m’a ni blessé ni vexé mais j’ai compris que la discrimination sociale dont certaines personnes faisaient preuve à mon égard en m’imitant comme un animal enragé, s’était transformée en misogynie de la part de ce mec-là. Pas n’importe quelle misogynie bien sûr, celle dont j’ai été victime parce que je m’appelle Mona, que je suis à moitié noire et à moitié arabe (évitons les tiers, il en avait rien à faire que j’ai du sang auvergnat dans mes veines) et que je me maquille et m’habille d’une certaine façon.
Finalement, cette altérité en mon être que je ressentais m’était sans-cesse renvoyée à la figure. Alors que je me croyais des leurs (le milieu intellectuel), j’étais désenchantée de les entendre désigner les mecs de cité comme des « wesh wesh ». « Non mais on parle bien de la cité antique là, hein, pas de l’endroit où sont les wesh wesh », ce n’était ni drôle ni vrai. Je ne riais pas, c’était une question de dignité. Ça ne me faisait pas rire non plus d’entendre des remarques visant à dire que si je ne restais pas là où j’étais (en prépa), je finirai par « vendre des slips à Décathlon », je n’ai pas ri non plus quand on s’est permis de dire, pour « rire », qu’on allait « visiter l’Afrique » suite à la proposition d’une sortie à Saint-Denis.
Alors que je pensais être entièrement moi-même face à « ceux de mon ancienne vie », je me voyais changée. On me reprochait d’utiliser un vocabulaire trop étranger pour certaines personnes, de les mépriser. Je ne pouvais pas parler de Toni Morrison à mes cousins, ni de Sartre ou d’un poème à tendance élégiaque (registre de la plainte) au mec qui venait me parler pour faire connaissance.
J’étais tiraillée et j’avais le sentiment d’avoir à faire un choix. Choix que m’imposait ma conscience mais que j’ai appris au fil du temps à résoudre et à détruire. Je ressentais une injustice de moi envers moi, comme une trahison, Paulo Coelho disait « au moment où j’avais réussi à trouver toutes les réponses, toutes les questions ont changé ». Comprendre mon altérité pour mieux me l’approprier ; affirmer qui je suis. C’est ça, ma vie.

MONA SARR

>> Accueil Amuse-bec