KAROO

ROMAN DE STEVE TESICH


Appréciation, par David Laurençon

Me voici dans le tgv Lyon-Paris, je sors de l’une des poches de mon sac en cuir de buffle le livre que mon vieil ami Thierry Girandon m’a offert, lors de notre virée dans une librairie stéphanoise ici déjà-nommée.
KAROO, c’est le titre du livre. L’auteur, Steve Tesich, je mettrai un certain temps à le retenir, je pense. La couverture – éditions « Points » – est dégueulasse et super-moche. Le quatrième de couverture est illisible (lettres noires sur un fond brillants-doré-mordoré-indéfinissable-pleins-de-reflets, ça fait mal aux yeux, et en blanc, guère plus lisibles, les exclamations ordinaires de la presse – Virtuose et saisissant, dit Le Magazine Littéraire ; Une grande tragédie contemporaine, dit Vogue ; Une fiction époustoufflante, dit Telerama.

Karoo

Que dira amuse-bec.com ? Rien, je pense. Je m’endors. Je me réveille. Si l’on s’arrête à la couverture d’un livre, on n’est pas sorti de l’auberge. Et mon vieil ami m’a dit que ce ce bouquin est génial, que je vais adorer.
Je l’attrape et je lis les premières pages. Je souris beaucoup, beaucoup. C’est fluide, limpide, efficace. Le type (le personnage, le héros, Karoo, Saul Karoo) se découvre une maladie : il picole, il picole et il picole, sans parvenir, jamais, à s’enivrer. J’aime bien le ton.
Et mon vieil ami ne m’a certainement pas offert ce livre, juste parce que c’est l’histoire d’un clown qui boit sans jamais parvenir à l’ivresse. Il y a autre chose, c’est sûr. J’ai encore tout un tas de livres à lire (certains datent de mes étrennes de 1991 – 20 ans, âge merveilleux), mais je sais que je vais faire une grande enjambée, et le lire, ce Karoo.

Je termine lamentablement, péniblement La Curée de Zola.
Je fais un tour sur Google.
Steve Tesich a une tête qui me revient.
Steve Tesich n’est pas tellement romancier (il est l’auteur de deux romans, pas trois, deux, et Karoo est sorti à titre posthume). Tesich est avant tout scénariste, Mesdames et Messieurs. La Bande des quatre, réalisé par Peter Yates ; L’Oeil du témoin, par Peter Yates encore (avec William Hurt et Morgan Freeman) ; Le Monde selon Garp, de G. Roy Hill. Et d’autres.


SAUL KAROO

J’en suis à la moitié du roman, grosso-modo.

La dernière chose que je souhaitais pour ce dernier dîner de divorce avec Dianah était l’intimité. Un public, même restreint, était une condition sine qua non pour que je puissse me trouver seul avec elle, et elle, seule avec moi. Notre type d’intimité exigeait un public.

« Notre type d’intimité exigeait un public ». Supérieurement riche de sens.
Les « maladies » de Saul Karoo, écrivaillon (le mot est traduit, et dit ainsi et assumé par Saul Karoo), écrivaillon : le mot que tous les écrivaillons fuient comme la peste – Mais pas Saul Karoo, qui gagne beaucoup d’argent (il réécrit des scénarios pourris pour les studios de Hollywood)et a bien d’autre soucis en tête – ses nombreuses « maladies » : outre son incapacité à se saouler – bien mieux que purement anecdotique, il y a son rapport à l’intime, à l’amour, à l’autre, à lui, au public, à la représentation.

J’ai en moi un sens inné du fair-play. Lui ayant régulièrment menti durant toutes ces années, le moins que je puisse faire maintenant est de ne pas la contrarier et de la laisser me mentir. Il y a aussi autre chose : son besoin de le faire m’émeut.

Steve Tesich

Un jour, comme je le fais régulièrement, j’appelle au téléphone mon vieil ami Thierry. Entre le temps qu’il fait à Saint-Etienne et le temps qu’il fait à Paris ; entre ce qu’il va manger ce soir et ce que je vais manger ce soir ; entre ce qu’il lit en ce moment
et j’en suis à la moitié du bouquin de Steve Tesich, grosso-modo.

– J’adore, c’est génial ! dis-je. Mais ok, je n’en suis qu’à la moitié du livre. Merci, bon sang, de m’avoir fait découvrir ce livre.
– La moitié ? Tu n’as encore rien vu, me répond Thierry.

Je n’ai encore rien vu ?
Oh, mais je ne suis pas si impressionnable.
Alors je continue de lire tranquillement et le moment arrive où je tombe pour de bon sur le cul. Il n’y a pas d’autres mots. Tomber sur le cul, c’est se sentir obligé de refermer le bouquin pour quelques heures, afin de laisser l’émotion passer, s’apaiser.
Je ne dis pas l’histoire racontée dans Karoo, pas de résumé ou quoi que ce soit dans le genre et je ne suis pas critique littéraire, Dieu m’en garde, et je suppose que je ne sais rien faire d’autre que de m’exclamer et (esssayer) de partager, exclamer le curieux bonheur de lire certains livres, partager (essayer) mon enthousiasme.
Karoo, de Paul Tesich, c’est horrible, beau et magnifique. Splendide et atroce.
Je le conseille à mort à tous les amis d’amuse-bec.com.

C’est un livre qui divertit (c’est la moindre des choses pour un roman) ; plus inédit : c’est un livre qui fait beaucoup, beaucoup réfléchir. Beaucoup beaucoup.
Après KAROO, un seul livre s’impose. C’est ULYSSE, d’Homère. Comprenne qui pourra, comprendront ceux des lecteurs de cette appréciation qui auront eu l’envie de lire ce deuxième (et dernier) roman de Steve Tesich.

Si j’étais Dieu, me dis-je, je n’aurais pas le coeur d’apparaître maintenant. Pas après que ces livres et des millions d’autres ont été écrits. Non, je n’aurais pas le coeur d’apparaître aussi tard pour dire : « Me voilà, je suis venu vous dire la vérité et rendre superflus les siècles que vous avez passés à la rechercher ». Non, s’Il était vraiment un dieu d’amour, Il resterait dans son coin.
La tragédie de ce pauvre dieu solitaire qui avait attendu trop longtemps pour apparaître m’envahit.

J’ai envie de recopier le roman tout entier, en fait.

David Laurençon,
Paris, le 16/01/2022


PS : Rien à voir avec la choucroute, les deux auteurs sont à l’opposite, cependant, impossible de ne pas se souvenir, referment KAROO, de cette phrase tirée de L’Amour Monstre, de Louis Pauwels – phrase qui m’a toujours tellement fasciné, que je l’avais mise en exergue d’un récit que j’ai écrit il y a un siècle – Ding Dong (heureusement épuisé) :

CELUI QUI A CONNU L’AMOUR TOTAL ET S’Y EST DÉROBÉ, TUERA CEUX QU’IL AIME, ET MOURRA DANS LE DÉSERT.

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