POLOGNE 92

Varsovie, octobre 1992
Par GUY TORRENS

Dernière et seule tournée du groupe techno punk LV3S. Le groupe : Guy chanteur parolier, Jacques guitariste et créateur de sons avec le troisième membre, la boîte à rythmes XP7. Le nom : Louvain 3ème séminaire LV3S, clin d’œil à Lacan, pour le séminaire sur la psychose.

Il y avait eu quelques dates à Marseille ( berceau du groupe) Montpellier, Paris, Bruxelles, Barcelone, Berlin mais jamais une tournée si longue. J’avais l’intention de tenir un journal, mais la charge physique et émotionnelle m’a fait renoncé et je me suis contenté de notes pour les dates marquantes et pour traduire l’atmosphère du moment. J’ai été surpris par l’état de délabrement du pays mais aussi par l’énergie énorme des jeunes gens qui assistaient aux concerts, une énergie teintée de désespoir, qui faisait écho aux paroles du groupe. Bien que peu comprenaient les paroles , il existait une véritable synergie entre nous et la salle et ce jusqu’au dernier set. LV3S s’est séparé un an après et il ne reste comme traces sonores que quelques enregistrements en studio et un film qui s’est égaré. Une trajectoire « No Future ».

Guy Torrens
Torrens concert varsovie
Concert à Varsovie, octobre 1992

Pologne 92

On nous avait proposé une tournée en Pologne, le pays venait  juste de sortir de la dictature stalinienne, trois semaines sur scène, chaque soir. Préparation fiévreuse : autorisations pour les instruments, visas pour les humains. Répétitions intenses, rêves éveillés de tournées mythiques, le rock sur la route enfin. Jour du départ excitation, la SEAT Ibiza n’est pas exactement le bus des Clash, mais tout rentre ( nous ne sommes que deux et la boîte à rythmes XP7). LV3S en route pour la gloire.

Frontière allemande, douaniers efficaces, rien à dire. Nuit d’hôtel autoroutier, genre chalet suisse, une bible en allemand sur la table de nuit. Deuxième frontière, Polonaise cette fois. Attente interminable, douaniers soupçonneux, corrompus, de guerre lasse, nous laissent passer. Des roumains en cage attendent l’expulsion, un sentiment amer, de honte aussi.  Les barbelés reviennent dans la tête des gens, c’est la fête for haine.

Premier concert Wroclaw, ville grise, terne, à demi détruite, à demi reconstruite, la maison de la culture face à l’église. Concert moite, jeunes gens déchirés d’alcool, la vodka va nous suivre. Rencontre avec notre tourneur Wojteck, jeune homme mince, souriant aux yeux pétillants accompagné de sa compagne anorexique. Échanges en anglais avec nos accents respectifs, on arrive à se comprendre, le mystère des langues souterraines.  Logés chez un contact de Wojteck, HLM  néo stalinien décrépi, froid intense, 4 dans une chambre, chiottes bouchés, mais toujours le rock. Suicide dancing, c’est une histoire de court circuit, une simple histoire de court circuit.

Deuxième jour, on pousse un peu plus loin vers le nord. Nous sommes trois voitures, une petite caravane. Les routes son mauvaises, en retard dans la ville dont le nom s’efface, ville fantôme. Nous débouchons sur la grand place noire de monde, on nous fait une haie d’honneur avec la Marseillaise chantée, drôle d’impression. Balance vite faite, un bol de haricots pour se réchauffer, je ne peux rien avaler. Des punks, crêtés sous leurs bonnets de laine, entrent, ambiance surchauffée, ça pogote dans tous les sens, trois rappels. Nuit dans une Datcha près d’un lac, belle maison, chauffage mais pas d’eau chaude, douche froide. Tu étais hors monde simplement.

On poursuit encore plus au nord, on va finir sur la banquise avec les ours blancs, premières neiges d’Octobre, un peu de tourisme, la cité Bunker d’Hitler, une ville de blockhaus, le cauchemar a bien existé. Concert dans une petite salle chauffée à blanc. L’after, repas frugal, vodka,  logement dans un hôtel de passes. Des putes russes au premier étage. Six dans une chambre, deux maquereaux russes ont payé plus cher les chambres réservées. Tant pis. Port de l’angoisse je bois tes mots pas tes rêves.

Le grand froid derrière nous, nouvelle étape plus au sud, forêts de bouleaux, marécages, terrains plats, teintes grises et verdâtres sauf les couchers de soleil, fauves. Je ne retiens plus les noms des villes, je dors en voiture, pour récupérer, déconnecté. Maisons de la culture monumentales, le public réagit à chaque fois, gros pogos, et notre set qui se rôde de plus en plus, de plus en plus électrique, de plus en plus limite. Logé dans une famille bourgeoise amie de Wojteck, accueil charmant, bon repas, douche chaude. On embarque le fils de 17 ans qui fait un reportage pour le lycée pour la suite du périple. Bientôt Varsovie.

Grandes artères, Bibliothèque immense. Ancien quartier juif, reconstitué, pan de mur conservé, témoignage du ghetto, des morts, du sang, de l’impensable. Nacht und nebel, une de nos chansons. Deux jours de repos chez Wojteck. Grande baraque cossue, chacun sa chambre avec douche et toilette, le seul hic c’est Arès, un Doberman qui patrouille inlassablement ( j’entends le cliquetis des griffes sur le parquet)  et qui se planque pour sortir comme un diable de sa boîte. j’ai peur des chiens et j’attends toujours que ses maîtres soient là avant de sortir de ma chambre. Salutations à la grand-mère de Wojteck, Rachel, paradoxe, des images du pape et souvenirs de la Shoah.  Éclaire moi je vis mal, les eaux sont profondes ces temps ci. Balade en solitaire dans les rues de Varsovie, ce n’est ni Paris, ni même la France  et les rencontres gays quasiment impossibles quand on a pas les codes. Des regards échangés mais je sens encore la peur et la honte, une chape de plomb. Ça sera no sex.

Deux soirs dans un club de rock métal dans la banlieue de Varsovie, tête de Démon en fond de scène. Retrouvailles avec nos potes français venus nous filmer et qui nous accompagnerons le reste de la tournée. Interview dans une radio, capitale oblige. L’ambiance du concert est plus réservée le premier soir et plus explosive le deuxième, le bouche à oreille a fonctionné. Une dernière nuit chez Arès et en route pour Cracovie.

Concert destroy, interrompu par la police à 21 h, les jets de capotes n’était pas du goût des autorités dans la cité du pape. Accroche toi mon amour, le monde est devenu fou. Ultime concert à la ville frontière Tchécopolonaise. Retour aux pogos, aux punks, rappels, plus de morceaux, bruit et fureur. On se sépare de notre tourneur. Encore un dernier pour la route.

Le dernier. Olomouc en République Tchèque, au bord des Carpates. Club souterrain. Accueil chaleureux des propriétaires du lieu. Bières, vodka , joints à volonté. Ce sera après le set. Salle pleine. Concert explosif, tendu, complètement au point, tout s’enchaîne, pogos , rappels, on refait le concert dans la foulée, défonce totale.

 Scène vide. La nuit a digéré les derniers spectateurs. Claquements répétitifs d’un soupirail mal fermé. Rythmique minimaliste. « Port de l’angoisse, je bois tes mots, pas tes lèvres ». Les derniers mots flottent encore. Le sol se souvient du martèlement des pieds, des jets de bière, éjaculations spectaculaires. Sur son socle, la Strato frémit encore sous la tête de démon réjouit en fond de scène. Un frôlement de cymbales. Vibrations d’un lieu désert. Les amplis Marshall éteints, crépitent légèrement, cigales métalliques qui se taisent peu à peu. « Shangaï express, putain du désespoir, j’ai bu tes silences noirs dans les bras d’un marin de passage pour un soir. » Le stroboscope tourne à vide, éclairs de Marlène, ombres de Dietrich. Le plafonnier n’éclaire plus, il garde l’étreinte de l’obscurité, l’anonymat des corps. « Nous boirons des cocktails compliqués, amour de danse. » Le passage noir, le passage secret. Un mur gris palpite, l’autre tendu de noir lui répond, le troisième aussi gris que le premier tremble légèrement, le quatrième sombre dans son renfoncement attend et observe, les craquements du bois de la scène l’inquiètent, sans raison mais ce dernier mur a toujours été inquiet, une sorte de rempart gonflé d’importance, il a du mal à se laisser aller. Il fait rire les miroirs de l’entrée près de la caisse. Ceux là n’ont pas le droit d’entrer, alors ils se regardent, ils supputent et se troublent. Ils sont une dernière frontière pour se remettre en ordre avant ou après. Un sas. Derrière eux, il n’y a rien. Seulement l’image et le reflet. Un robinet mal fermé dans les toilettes, goutte de plus en plus vite, un tempo rapide, impossible à suivre ou seulement des machines.  La grosse porte en fer avec le même démon tagué, donne sur la rue, une rue tordue et mal agencée. Une nuit glaciale aux reflets mauves du néon qui clignote dans le vide. Retour dans la salle. Il doit être 4 ou 5 heures du matin. Le vasistas claque toujours toute les minutes, horloge mécanique sans heures, un automatisme de chose. Une faible odeur de sueur flotte encore et du côté du bar celle du tabac froid. La mémoire des murs a disparu. Amnésie obligatoire pour le prochain concert.  

Prague pour le fun et les envols de chauve souris. Retour.

 Une vie se remplit de décibels. Shoot !


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