BURNING BOY

VIE ET ŒUVRE DE STEPHEN CRANE,
de Paul Auster

Par David Laurençon

Sans doute, il faut être raide-dingue de Paul Auster, pour avoir envie de lire son dernier livre (paru en 2021, Actes Sud, traduction de Anne-Laure Tissut), biographie de près de mille pages d’un écrivain que je n’ai jamais lu, dont je n’ai même jamais entendu parler : Stephen Crane. L’honneur est sauf, car de toute évidence je ne suis pas le seul. Comme le précise P. Auster, évoquant très vite le sujet de la notoriété de Crane aujourd’hui : « Une seule de mes connaissances des milieux littéraires non anglophones avait entendu parler de Crane ».
Être fan de Paul Auster, donc, ou tout simplement fort intéressé par la littérature américaine, et son histoire.

Stephen Crane

« Je l’aborde non en tant que spécialiste ou érudit, mais en tant que vieil écrivain empli d’admiration pour le génie d’un jeune écrivain ».

Paul auster

Tout au long de son livre, le « vieil écrivain » Paul Auster fait penser, toujours avec bonheur, à un vieux professeur génialement fou, qui veut passionner et qui passionne son auditoire-lecteur. La fascination éclairée – c’est-à-dire un émerveillement qui garde une distance nécessaire avec son objet – est contagieuse, communicative (distance toute relative, cependant. Dans ses remerciement, à propos de Paul Sorrentino, l’un des meilleurs spécialistes de Crane : « Il m’accueillit comme un frère partageant la même folie »)
On ne saute pas un paragraphe, on ne sèche jamais, on lit et on court pour découvrir « un Crane ». N’importe lequel.
Maggie, fille des rues, par exemple.

Le décor

« Figure du temps des calèches », Stephen Crane est né à l’époque du Far West (en 1871, « le jour des morts », précise Auster), et mort à l’âge de vingt-huit ans, en 1900 (tuberculose), sans avoir « pu conduire une automobile ou voir un avion, regarder un film ou écouter la radio ».
Il est l’auteur de romans et de novellas, de poèmes, de chroniques, de récits, d’articles de presse. La nouvelle restera « le cœur et la substance de son œuvre ».
Ses sujets et thèmes : la guerre, l’enfance, l’amour, l’Amérique, la justice, les bas-fonds…

Entrailles et coeur du décor

L’œuvre de Crane, s’écartant de presque toutes les traditions précédentes, fut si radicale pour son époque qu’il peut à présent être considéré comme le premier moderniste américain, celui, de tous les artistes, qui porte la plus grande responsabilité dans le bouleversement de notre façon de voir le monde au prisme du texte.

Paul Auster, « Burning Boy »
Crane

Style et technique : création du langage cinématographique avec Les trois violettes (1897), au début de sa carrière d’écrivain – invention involontaire remarquable, Paul Auster insiste sur ce point et désigne Crane comme l’auteur du premier scénario au monde … à une époque où le cinéma n’existait pas.
Le style évolue et, demeurant imprévisible, « stupéfie et aiguillonne plus qu’il ne séduit. On ne peut pas se pelotonner sur un canapé pour entamer un livre de Crane. On doit le lire assis bien droit sur son siège ».

Stephen Crane, atteint de ce que Baudelaire appelait la « la grande maladie de l’horreur du domicile », était un aventurier. Un homme fier et, parfois, autodestructeur. Ayant la bougeote et quasi-inapte au confort domestique, indiscipliné (mais bourreau de travail), portant les révérences et les mondanités littéraires au degré zéro sur une échelle de mille, Crane finit endetté jusqu’au cou, après avoir été toute sa vie durant fauché comme blés en été.
Qu’à cela ne tienne. Curieusement désinvolte dans bien des aspects de sa vie ; imperturbable dans la construction de son œuvre, Crane avance.
Correspondant de guerre – Cuba, Mexique, Grèce – quoi de mieux que la guerre, pour se sentir en vie, loin de chez soi – c’est dans un bordel de Floride (passage obligé à destination de Cuba) qu’il rencontre sa future et non-officielle femme (non-officielle, pour une histoire de paperasses et de morale, car la dame est déjà mariée – la dame, oui, car Crane n’embarque pas une des filles du saloon, mais la patronne en personne) : Cora.
Jusqu’au dernier jour de S. Crane, Cora sera avec lui. Pas devant, derrière ou à côté mais avec. C’est ensemble qu’ils voyagent, pour le boulot (couvrir la guerre, encore, en Europe cette fois) – et voyages « obligés » pour Crane, fuyant l’Amérique suite à une sorte de scandale, provoqué par un article dans lequel il défend une prostituée accusée de racolage – scène sordide de la vie new-yorkaise vue, vécue, écrite et assumée devant les tribunaux. Grande bascule dans le destin, et l’on profite de cette « affaire » pour croiser la route d’un certain futur président des États-Unis, Theodore Roosevelt himself, passé de grand et sincère admirateur de Crane, à ennemi juré.

C’est avec Cora que, dans leur manoir, une sorte de château hanté délabré situé à Brede Place, dans le sud-est de l’Angleterre, devant de l’argent de partout et à tout le monde, ils continuent de recevoir et d’organiser des dîners et des fêtes coûteuses. N’en étant pas à une contradiction près, Cora Crane et Stephen Crane traversent, la fleur au fusil si l’on peut dire, un cauchemar d’injonctions à payer et font face à des créanciers hargneux. Jusqu’à un certain raout de 1899, raout déjanté façon Mr. et Mrs Crane, prévu pour durer trois jours et trois nuits (parmi les invités, leurs amis et voisins Henry James, F. Madox Ford, Joseph Conrad) : Crane, mal en point depuis longtemps (fièvre cubaine), crache le sang et s’effondre le dernier soir, à bout de forces.

C’est une période triste et difficile. Stephen Crane continue à « produit des mots » à l’intention de ses éditeurs et de son agent, non pas pour gagner de l’argent – il ne fait que pacifier ses créditeurs –, encore moins pour gagner sa vie – il sait que la fin est pour pas longtemps. Cependant il produit, il écrit, encore et encore. « Je vous envoie un texte de 4000 mots »… Il se préoccupe de l’avenir de Cora. Il n’est dupe de rien et, sans le vouloir, par son obstination, il rappelle au monde, jusqu’aux auteurs d’aujourd’hui, aux écrivains auto-proclamés grouillants via les réseaux sociaux, ce que talent et vocation veulent dire.

Stephen Crane, un homme qui vivait dans les mots

Je crois Paul Auster sur parole quand il nous dit que parmi cette énorme production, figurent des chefs d’œuvres (qui côtoient des textes sans plus d’intérêt que ça). Pourquoi non ? Paul Auster est « admiratif du génie d’un jeune écrivain » certes, mais Paul Auster n’est pas un farfadet-groupie-aveugle. Le « vieil écrivain » (le meilleur écrivain des cinquantes dernières années selon moi, tous pays confondus) ne passe pas sous silence les écrits de Crane de moindre envergure, voire mauvais. Il ne cache pas, non plus, certains de ses aspects et comportements « limites », parfois pas trop honnêtes (cherchez l’argent ou la femme).
Auster étudie l’œuvre d’un homme à la personnalité aussi complexe que carrément mystérieuse (« Que de questions sans réponses ! » constate-t-il un nombre incalculable de fois dans ce Burning Boy).
Il rappelle « pour la millième fois que l’homme et l’artiste sont des personnes distinctes qui habitent dans un même corps ».

J’ai lu une critique assez mitigée de ce livre, dans je ne sais plus quelle revue (si, je sais, mais peu importe), une critique selon laquelle Auster se fourvoierait dans l’écueil du genre biographique (de l’équilibre entre « vie » et « œuvre » : quel ratio ?) ; qu’il en fait trop, qu’il donne trop de détails et que cela n’intéresse que les spécialistes.
Eh bien, j’ai appris un mot, dans cet article-critique. Overkill. « Paul Auster aurait été bien inspiré de faire sa biographie sans overkill »
Le critique (français) assure par ailleurs que Crane n’est pas si ignoré qu’Auster le prétend (d’où l’overkill de trop). Cependant, si Auster le « prétend », c’est qu’il le sait, bon sang ! Introduisant sa biographie, il nous raconte son enquête informelle auprès d’une plus jeune génération que la sienne (en plus de ses « connaissances des milieux littéraires non anglophones » qui n’avaient jamais entendu parler de Crane). Résultat sans appel : niet, nada. Crane n’est décidément pas « connu ».
Mais les critiques en savent toujours mieux et plus que les écrivains, pas vrai ?

Paul Auster

Overkill ? Non seulement ces mille pages sont parfaites et nécessaires, mais encore le pourquoi de ce livre, que Paul Auster exprime clairement, prend tout son sens.

Crane est désormais aux mains des spécialistes, étudiants de master de lettres, doctorants, professeurs, tandis que l’invisible armée de lecteurs dits de base, autrement dit, les lecteurs qui ne sont ni universitaires, ni écrivains, ceux-là même qui prennent toujours plaisir à lire ces valeurs sûres que sont Melville et Whitman, ne lisent plus Crane.
En eût-il été autrement, je n’aurais jamais songé à écrire ce livre.

N’étant ni universitaire, ni critique, ni écrivain, ni anglophone ; lecteur dit de base qui prend toujours plaisir à relire mes classiques, je remercie Paul Auster pour cette merveilleuse découverte. C’est tout ce que j’avais à dire, en fait.

David Laurençon, le 07/10/2022

Ah, si ! Paul Auster relève des échos de Crane chez deux auteurs que j’adore, Américains eux-aussi. Raymond Chandler et sa langue « au ton abrupt, imperturbable, du dur à cuire, qui anticipe le style parachevé par Raymond Chandler dans les années 1930 et 1940, à tel point, me semble-t-il, que si on ne savait pas que Crane était l’auteur de ses lignes, on pourrait aisément les prendre pour un passage écrit par Chandler lui-même au début de sa carrière »; Hemingway et le message : « ne garder que l’os, viser l’épure, dire le plus en disant le moins ».

> accueil amuse-bec
> Burning Boy de Paul Auster, Actes Sud