« Et voilà qu’apparaît HONG SANG-Soo dont les films, tous les films me plaisent d’une manière irraisonnée »
Par Thierry Girandon
HONG SANG-Soo : UN VERRE A LA MAIN
J’ai toujours été cinéphile, même avant d’avoir vu le moindre film. Je fantasmais les films que je ne pouvais voir. Puis il me fut permis de voir des films à la télévision, en VHS, au cinéma enfin. Cette passion ne m’a jamais quittée. Mes goûts se sont affirmés, affinés, ont changé. Plus le cinéma s’écrit avec la lumière, plus il me plaît. Là, je pense à L’Aurore. Alors que je croyais avoir beaucoup vu, blasé, échaudé par l’évolution numérique du cinéma, voilà qu’apparaît Hong Sang-soo dont les films, tous les films, me plaisent d’une manière irraisonnée. Chance inouïe, ce cinéaste tourne beaucoup, une trentaine de films depuis Le jour où le cochon est tombé dans le puits en 1996, souvent deux films par an, parfois trois. Quelle aubaine ! De film en film son cinéma se densifie tout en s’épurant. Chaque film s’entrelace aux précédents, les continue, les épuise. Il trace inlassablement le même sillon d’histoires sentimentales et leurs infinies variations. Tous les personnages appartiennent au milieu artistique, écrivains ou cinéastes, reconnus, ratés ou sur le déclin. Il tourne souvent dans le même quartier de Séoul, des coins qui lui sont familiers. Les bars sont certainement les lieux les plus importants de son cinéma où l’alcool de soja coule à flots. Il adore filmer de longues soirées alcoolisées où la parole d’ivrognes magnifiques ou pathétiques se délie, les larmes se mêlant aux larmes et aux rires. Sinon, il filme dans de modestes appartements et à l’extérieur quand il veut capter la lumière particulière d’une saison, avec une prédisposition particulière pour l’hiver. Ses personnages aiment s’abandonner à la neige. Ce sont généralement de brefs moments mélancoliques qu’il porte au sublime grâce à quelques flocons et notes de musique. La mise en scène de Hong Sang-soo bien que tendue est d’une sobriété exemplaire et de plus en plus dépouillée et entièrement au service du jeu des acteurs : de longs, très longs plans fixes qu’il recadre parfois à coups de zooms décomplexés. Le miracle, c’est l’impression de vie puissante qu’il confère à toutes ses scènes. Hong Sang-soo, dans ses derniers films, est le réalisateur, le scénariste, le compositeur, le directeur de la photo, le monteur, le producteur. Son dernier film In Our Day est la quintessence de son cinéma, certainement son film le plus bouleversant. Il s’agit, en alternance, de deux conversations. Hong Sang-soo a l’obsession du double récit qui lui permet de proposer des perspectives différentes sur un même évènement, de multiples variations, des répétitions, des rimes discrètes. Un vieux poète en sevrage d’alcool et de tabac, filmé par une étudiante, reçoit un jeune admirateur bourrelé d’interrogations. Une actrice est sollicitée par une débutante. La délicieuse Kim Min-hee joue l’actrice. Dans le cinéma de Hong Sang-soo, il y a un avant et un après Kim Min-hee. Il l’a rencontrée en 2015 et est devenue depuis sa compagne et son actrice fétiche. Sa douceur et son charme irradient le cinéma de Hong Sang-soo. Dans In Our Day nous ne quittons pas les deux appartements où se déroulent les conversations. Ces deux appartements, renfermant toute l’intensité du vivant, deviennent tout simplement le monde. Il y est beaucoup question de sagesse et de sincérité. L’actrice parlant de son métier n’est que Kim Mi-chemin parlant à cœur ouvert. L’étudiante concentrée sur ce qu’elle filme n’est que le reflet de Hong Sang-soo concentré sur ce qu’il filme. Le vieux poète esquive les questions existentielles du jeune homme. Il y répond plutôt en faisant la sieste, en jouant au chifoumi, en buvant et en mangeant. La merveilleuse fin du film, instant de grâce, verra le poète seul sur son balcon s’octroyant un verre de whisky et une cigarette. Jack London, à la fin de John Barleycorn, écrivait : Je n’aimerais pas revoir tous les beaux coins du monde autrement que le verre à la main. Mystérieusement je pleure, bouleversé, je pleure sur le chemin du retour. C’est que le film commence, tout simplement, et je sais qu’il ne s’arrêtera plus.
Thierry Girandon, le 23 juin 2023
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