LA SOIE DES GARDES-FOUS

QUATRE ANS APRÈS PERPÈTE, L’ÉTRANGE RETOUR DE THIERRY GIRANDON SUR LA PLACE.

Donnez-moi le vrai nom d’Elsa Triolet ou de Conrad
le nom de l’ombre sous le tilleul
le nom de cette chaise de cette
vodka
le vrai nom de leurs ombres

Quatre recueils de nouvelles, deux romans, un western : depuis Les Faux cils et le marteau, je me suis toujours jeté sur les nouveautés de Thierry Girandon avec fringale. Jamais déçu, toujours comblé, heureux et béni de trouver dans la littérature un moyen de jeter loin le lourd moellon que l’on a (que presque tout le monde a) sur la tête, et qui « empêche » l’esprit. 
Ici, les choses se sont passées un peu différemment à cause du genre littéraire : La Soie des Garde-fous, ce sont des poèmes. Quand j’ai appris ça (avant que le recueil ne paraisse), j’ai été bonnement stupéfait ; le bouquin entre les mains, la stupeur a mué en peur-panique. Des poèmes ! Et si, d’aventure, j’allais ne pas aimer l’ouvrage d’un auteur que je considère comme l’un des cinq ou six meilleurs écrivains actuels ?

***

Terminant le recueil, lisant le dernier vers du dernier poème, la dernière proposition – n’est plus – j’ai souri, comme on sourit à travers un rêve. Puis, une gaieté grandeur nature et tiens, comme j’ai à faire dans le coin, hop un petit crochet par Saint-Étienne. Thierry Girandon me reçoit chez lui et m’offre un exemplaire dédicacé. Et une bière d’abbaye. Ou deux. On tape le bout du gras.

CONVERSATION

David Laurençon : Me voici avec deux exemplaires. Ton éditeur m’en a envoyé un. J’ai donc déjà lu ton bouquin et j’ai été scié. Positivement scié. J’ai eu tout un tas de révélations. Pourtant, ce n’était pas gagné. Primo, parce que j’ai un problème avec la poésie contemporaine. Je ne sais pas pourquoi.
Thierry Girandon : Je ne sais pas si j’ai un problème avec la poésie contemporaine parce qu’il me semble n’avoir jamais lu de poètes contemporains. Sylvia Plath m’est la contemporaine parfaite. Peut-être qu’Emily Dickinson l’est encore plus. Finalement, j’adore ces deux poètes. Le contemporain m’ennuie, m’ennuie au point de vouloir tâter de la poésie. Jette-moi un mot que je glisserais dans un vers !

dL : Cendrier. Tu as un cendrier ?
Thierry Girandon : Je n’ai de cendrier que ce pauvre pot en grès.

dL : Parfait. OK : après le primo, le secundo, et c’est le plus bizarre : tes lecteurs ont toujours salué la poétique de ton style. Boom-Boom : tu sors un recueil de poésie, et ça paraît… Saugrenu.
Thierry Girandon : Ce mot saugrenu est le bienvenu. Il me paraît même parfait pour désigner les petits textes, les miens, que tu appelles des poèmes. Ce mot contient une part d’étrangeté. C’est l’étrangeté du monde que j’ai voulu faire entrer dans ces textes. Cette étrangeté n’excluant ni le ridicule ni la beauté.

dL : Avec La Soie des Gardes-fous », on revisite tout un tas de scènes vécues ou rencontrées dans tes ouvrages précédents – romans et nouvelles, de vraies histoires racontées. Expérience peu banale car les poèmes, ce sont plutôt des sons et des images. Non ?
Thierry Girandon : Disons que ces petits textes (texticules ?) s’intercalent, tel un point ou une virgule, un point-virgule, entre les histoires que je continue de me raconter. Ils seraient au romancier et au nouvelliste que je suis ce que les gonades sont aux hommes que nous sommes. L’allumette qui sert de cale à un paquebot.

dL : Fantastique ! Tu ne vas pas me croire…
Thierry Girandon : De ta part, bien que je doute de ton objectivité, je suis prêt à croire n’importe quoi. Ne serait-ce que pour le plaisir.

dL : La Soie des Garde-fous : LE FLACON-NICHE D’UN PARFUM LITTÉRAIRE HAUT-DE-GAMME. C’est le titre d’une chronique que j’ai commencé de rédiger, dès que j’ai terminé de lire ton bouquin. Un titre-provisoire. Un premier jet. Absolument objectif.
Thierry Girandon : Pour chaque livre, je rêve d’un seul lecteur. L’aurais-je trouvé ? Je peux donc pilonner tous les exemplaires restants !

dL : Ouille, pas si vite. Je disais donc : le flacon niche, c’est presqu’exactement ton histoire de couilles et de paquebot. La poésie de La Soie cristallise la richesse de ton écriture narrative. Et ne fais pas cette tête : tout ceci ne signifie qu’une chose très simple : les texticules (je garde le mot) de La Soie, comme la substantifique moelle de ton univers. Est-ce que tu me suis ?
Thierry Girandon : Des textes telles des compressions ? Après le pilon, l’étau !

dL : Si on veut…
Thierry Girandon : L’acupuncteur parfait ne pique qu’avec une seule aiguille. Aurais-tu trouvé le point sensible ? Oui, je suis avare de mots. Les interminables poésies d’Hugo m’ont toujours profondément ennuyées. L’enfer et l’ivresse de Rimbaud ne me font ni chaud ni froid. Petit épargnant des Lettres, j’opte pour la sobriété. Les trous, dans mes textes, sont comme des chambres d’amis pour le lecteur.

dL : C’est beau, j’aime bien. Dis-moi, tu « rêves d’un seul lecteur », mais tes écrits comprennent des chambres d’amis. Attends-tu quelqu’un ? Les lecteurs sont-ils des amis inconnus ?

Après un long silence, Thierry Girandon, souriant :
Mais il m’est arrivé ce rêve insensé d’écrivain, de partager ma vie avec la lectrice rêvée. De songer sérieusement de ne plus écrire que pour elle.


Rivières & poils pubiens

dL : Une observation : dans ton livre, il y a des fleuves et des étangs, des rivières et des lacs. Que l’on retrouve souvent dans tes histoires en proses. Obsession ? Fascination ? Pour les eaux qui stagnent, celles qui coulent ?
Thierry Girandon : Je suis de la plaine du Forez, ne l’oublie pas, jadis marécageuse. D’où la photo de Félix Thiollier en couverture du recueil. Tous souffraient du paludisme. On les appelait les ventres jaunes.

dL : Félix Thiollier ?
Thierry Girandon : Félix était un mec d’ici. Il a photographié avant 14 le monde totalement disparu de la plaine sous la brume et des cheminées d’usines et leurs fumées. Ses photos hantent mes textes. On l’a exposé au musée d’Orsay, il y a quelques années.

dL : D’accord.
Thierry Girandon : La plaine a été assainie, les marécages transformés en étangs poissonneux. Les Italiens ont ce beau mot pour étang : stagno. Voici pour les eaux qui stagnent. Quant aux eaux qui coulent, le méandreux fleuve Loire paresse dans la plaine. J’ai grandi dans ce bouillon. De plus, les fluides m’obsèdent, ce que produit le corps humain, ce que nos émotions produisent, le chagrin ou le désir, la jouissance enfin.

dL : Lacs, fleuves, rivières… Il y a aussi ce qu’il faut d’érotisme. Le charme discret de l’érotisme, pour ainsi dire ; il y a le « poème-titre » : l’échassier est-il un voyeur, un mateur, ou un observateur ?
Thierry Girandon : Sur la pointe de ses pieds, il est un grand monsieur. Ou un enfant qui veut paraître plus grand qu’un enfant. L’échassier aime les milieux aquatiques. Il me ressemblerait s’il n’avait pas les pieds palmés.

dL : L’échassier a les pieds palmés ? Tu es sûr ? Je ne savais pas.
Thierry Girandon : S’il n’a pas les pieds palmés, il a un très long bec, non ? Ai-je un long bec ?

dL : Non. Du tout. En parlant de « grand monsieur » : où sont passés les losers célébrés dans tes précédents ouvrages ? Ces losers dont tu es l’ami.
Thierry Girandon : N’oublions pas que je suis l’auteur. Où veux-tu que se trouve le loser des losers ?

J’écrivais ciel
on lisait
cul
et je me souviens de ce chien en rêve
le bouchon d’une valve entre les dents

dL : « J’écrivais ciel / On lisait / Cul » : l’obsédé sexuel, ce n’est pas l’écrivain mais le lecteur, pas vrai ?
Thierry Girandon : L’écrivain l’est, certainement. Le sont les complices de l’auteur. Que les autres se rhabillent.

dL : Bien dit. Terminons par le commencement : l’épigraphe de La Soie, une sorte d’intro à « l’étude de la pilosité », par le professeur Lansac. … La pilosité pubienne est normalement chez la femme de type triangulaire… Ça c’est amusant.
Thierry Girandon : Non, ce n’est pas amusant, c’est profondément émouvant. Cette épigraphe est la raison même de ce recueil. De ce recueil d’émotions diverses. L’aisselle dite savoureuse, en terme de poésie, reste indépassable, jambes écartées ou pas.

dL : Quand je dis que c’est amusant…
Thierry Girandon : Ce qui est amusant, c’est que le plus grand réalisateur français de films pornos s’appelle Lansac, Frédéric Lansac. Est-ce le même homme ?

dL : J’en doute. Le Professeur est émouvant ; le Pornographe, lui, est répugnant. Ah : il y a aussi le Baron. Le Baron de Lansac : il fait du gros rouge de bordeaux.
Thierry Girandon : On se le boit ? Trinquons !

dL : Oui, mais à quoi ?
Thierry Girandon : À quoi ? Attends que ce premier verre m’éclaircisse les idées.

Plus rien ne trouble mon vin
une olive et quelques confettis
Même la suie des cheminées
ne trouble plus mon
vin

Girandon
LA SOIE DES GARDE-FOUS
de Thierry Girandon
date de parution : 20 décembre 2024
éditeur : éditions sans crispation
broché – 60 pages
EAN13 : 9782493535283
distributeur : pollen


> Accueil amuse-bec Station