ANÉANTIR,
DE MICHEL HOUELLEBECQ
APPRÉCIATION DE THIERRY GIRANDON
« JE PARS DEMAIN POUR UN AUTHENTIQUE VILLAGE »
Le dernier roman de Houellebecq ressemble à un Christ en croix, écartelé dans ses ambitions de roman-monde ou plutôt de roman-monstre. Les qualités de Houellebecq sont toujours là, ce style que d’aucuns qualifient de morne, que je qualifierais d’apaisé, apaisé jusqu’à la transparence, jusqu’à une certaine évaporation. D’ailleurs, n’est-il pas question, dans ce roman, de l’évaporation d’un homme (pour reprendre le titre d’un film d’Imamura) ?
Au début, se déploient les ailes d’un roman d’espionnage, avec attentats et agents de la DGSI, mais les ailes se replient très vite et ce faux suspense se dilue dans ce qui redevient un roman de Houellebecq, le destin d’un homme, Paul Raison, lucide bien qu’un peu veule, qu’accompagne, nouveauté, son épouse reconquise. De nombreux personnages gravitent autour de ce couple : le ministre de l’économie, pour qui Paul travaille, et divers membres de la famille du couple, des pères et des mères, des frères et des sœurs, des beaux-frères et des belles-sœurs, etc. Tous se meuvent dans ce siècle avec la douloureuse lassitude des existences traînées sans espoir et sans but. Tous sont à un moment ou un autre confrontés à la maladie et à la mort. Le roman est profondément morbide et, pêle-mêle, le lecteur sera confronté à un AVC ou deux, un suicide, un cancer, etc.
Face à cette avalanche de catastrophes collectives (les attentats) ou individuelles, les personnages sont tous à la recherche de réponses à leur malaise métaphysique et les trouvent (ou pas) dans la religion ou d’autres spiritualités de pacotille (ou pas).
Mais telle la Bible divisée entre l’Ancien et le Nouveau Testament, l’Ancien habité par un Dieu vengeur et cruel, et le Nouveau par un Dieu pacifié (peut-être par la paternité), le livre peu-à-peu abandonne la colère et choisit la résignation et l’apaisement. Plus on approche de la conclusion, plus le roman devient d’une douceur inédite, émouvant en ces derniers instants qui sont aussi ceux d’un homme. La mort y est douce qu’accompagne l’amour charnel.
Dans ce livre, l’ancien monde semble arrivé à son terme. Il y a là un soupçon de littérature apocalyptique, qui nous renvoie au dernier livre de la Bible, d’autant plus que la Bête est présente sous la forme d’une espèce de Belzébuth cornu, imprimé sur le drapeau brandit par les terroristes.
Si à cette manière de fatras on rajoute une petite église, un retrait progressif du monde, et un cancer de la mâchoire, on ne peut, je n’ai pu ne pas penser à un écrivain apprécié de Houellebecq : Huysmans. Le personnage de Soumission était un universitaire spécialiste de cet immense écrivain. Il y a du Huysmans dans le personnage de Paul Raison. Ils travaillent tous les deux dans un ministère, se retirent de leur siècle par dégoût de la condition humaine et une recherche d’absolu, meurent d’un même cancer.
C’est ainsi qu’Anéantir se rapproche de Soumission. Ils se passent dans un futur proche, lors d’une élection électorale. Sérotonine, n’était que la parenthèse d’une dépression. Anéantir n’est que le roman d’une convalescence puis d’une guérison, d’une guérison dans l’acceptation de la mort.
Ce que j’ai apprécié dans ce dernier roman de Houellebecq, c’est le regard qu’il pose sur le monde, celui d’un moraliste, d’un réel pessimisme et d’une rare lucidité. La laideur de ce monde est d’abord une laideur esthétique, qui a des fondements idéologiques et des prolongements quasiment fascistes. Il suffit de regarder dehors par sa fenêtre. On n’entend certes plus le bruit de bottes martelant les trottoirs, mais ce qui nous est communiqué dans l’alignement des arbres, l’omniprésence de la signalétique, le design du mobilier urbain, ce ne sont que des ordres. Les personnages de Houellebecq ont cette conscience aiguë qu’il est difficile de s’épanouir dans ce monde sans beauté, ce monde dont l’essence technocratique s’affiche jusque sur notre monnaie.
Ce que j’ai apprécié dans ce dernier roman, c’est sa désinvolture dans le déroulement de l’intrigue, l’abandon souverain de tous les fils de l’intrigue. Tout le monde se fout maintenant de toutes les histoires. Elles ont été mille fois racontées, depuis Homère jusqu’aux séries de séries où chaque nouvel épisode s’écrit dans l’oubli du précédent, comme dans la pornographie, qui n’est que l’éternel retour du même, la duplication mécanique de l’identique. L’important étant d’oublier notre subjectivité, notre pesanteur, d’échapper à l’inattraction terrestre.
Ce que j’ai apprécié dans ce livre, outre cette biographie en filigrane d’un des plus grands écrivains français, c’est enfin l’acquisition d’une certaine sagesse qui s’incarne tout simplement dans la tendresse et la douceur. En vieillissant, Houellebecq ne ressemble-t-il pas à un vieux chien, affectueux et fidèle ?
Il n’y a qu’un seul moyen d’atteindre l’immortalité, c’est de mourir en bandant une dernière fois.
Je me souhaite tout bonnement la même chose.
Thierry Girandon
15 février 2022
Anéantir
Flammarion
Paru le 07/01/2022
736 pages
151 x 206 mm
EAN : 9782080271532
