INTERVIEW : THIERRY GIRANDON

CONVERSATION À LA COULE AVEC THIERRY GIRANDON, ÉCRIVAIN, AUTEUR DE ROMANS ET DE NOUVELLES


Thierry
THIERRY GIRANDON, PARIS, SEPTEMBRE 2020

David Laurençon : Commençons par le nom de cette revue en ligne, amuse-bec.com, qui doit son nom au titre du premier livre que j’ai édité, et dont tu es l’auteur : Amuse-bec. je t’ai demandé ton avis. Je t’ai demandé ton accord, plutôt. Car « amuse-bec », c’est un mot qui t’appartient. Tu m’as répondu, d’un air blasé, que tu n’avais pas déposé la marque « amuse-bec », et que je pouvais en faire ce que je voulais. J’ai pensé : du Girandon tout craché. Un j’m’enfoutisme désenchanté.
Thierry Girandon : Il y a plusieurs questions dans cette première question. Tu n’as jamais pensé à un questionnaire à choix multiple ?

dL : Si. Mais c’est beaucoup plus compliqué et pénible que de taper le bout du gras au fil de l’eau. Amuse-bec, donc ?
Thierry Girandon : Ce mot ne m’appartient pas, j’ai dû le lire quelque part, peut-être dans un rêve. Je n’aime pas inventer des mots. Mais peut-être que les sortir de l’oubli est une façon de les réinventer. J’ai un très vieux Larousse en deux volumes que je m’amuse à feuilleter. J’ai les larmes aux yeux quand je m’aperçois de tous les mots qui ont disparus, de beaux mots, aux racines lointaines, liés aux métiers, aux outils. Derrière tous ces mots, ce sont des hommes qui ont disparus. Certes, de nouveaux mots, chaque année, entrent dans le dictionnaire. Quand les académiciens inventent un nouveau verbe, ce n’est qu’un verbe du premier groupe. Je rêve, d’un académicien, un seul, qui inventerait un verbe, mais un verbe irrégulier, à la conjugaison poétique ; un verbe impossible à moudre et qui ferait bouillir le cerveau de tous les écoliers. Je ne veux pas de ces nouveaux mots, qui manquent d’autorité !

dL : Quels nouveaux mots, qui manquent d’autorité ? Et qu’est-ce que c’est, un mot qui manque d’autorité ?
Thierry Girandon : Je dirais qu’un mot qui manque d’autorité est justement un de ces mots autoritaires qui polluent le discours de n’importe quel zig. Il suffit d’écouter les infos, que ce soit les journaleux ou les hommes politiques, par exemple, qui répondent à leurs questions. « Impacter » fait partie de ces mots. On l’entend à toutes les sauces. On ne l’entendait pas, jadis. Chaque fois que je l’entends, je me crispe. Je m’interdis de l’utiliser. Je trouve ce mot laid, il me heurte, et il prend trop de place dans ce que j’entends. Il a quelque chose de brutal, de technique, qui évoque ce monde sur nos billets de banque où il n’y a plus que les infrastructures qui l’enlaidissent, des ponts au-dessus de nulle part, des vitraux qu’aucune lumière ne traverse, des arches après le Déluge. Je me souviens de ces billets de vingt balles que me refilaient parfois mon grand-père : Debussy sur un billet, c’est la classe ! On pourra dire que les espèces vivantes avaient déjà commencé à disparaître de nos billets. Mais on invente tellement de mots étranges. Je ne comprends pas par exemple le mot féminicide. Homicide ne suffisait-il pas ? Les féministes, en créant ce mot, veulent-elles s’exclure du genre humain ?
Avant d’entrer chez moi, on peut s’essuyer les pieds sur un paillasson sur lequel est marqué « home ». J’ai fait rajouter « feme » dessous, pour pas qu’il y ait de jaloux à l’appart’. On pouvait me traiter de macho ou de phallocrate ou de misogyne, etc. J’aime bien l’évolution des termes qui dit une certaine évolution sociologique. Nos mères traitaient nos pères de phallocrates. Mes sœurs traitaient mon père de macho. Grâce à ce paillasson, j’ai le droit à un sourire. Ouf !

dL : Amuse-bec
Thierry Girandon : Amuse-bec peut même devenir le nom d’un chien. Je suis rassuré, jamais une chienne ne portera ce nom.

dL : N’en sois pas si sûr. Au rythme où vont les choses, un influenceur est capable de mettre amuse-bec à la mode. Mode canine, mainstream, mode en veux-tu en voilà. Tu sais ce que c’est, qu’un influenceur, toi qui es l’un des types les moins connectés de la planète ?
Thierry Girandon : Bien sûr que je sais ce que c’est ! Avant, on disait prescripteur.

dL : Ah bon ?
Thierry Girandon : Mais le prescripteur n’avait pas les moyens de sa politique. Alors qu’avec l’influenceur, j’ai l’impression que l’étape de l’hésitation, de la réflexion a disparu. On a vite fait de se retrouver avec un tatouage sur l’épaule ou le pubis entièrement rasé. Naturellement, je préfère une petite influenceuse pré-pubère. Devant ses conseils de maquillage, je me retrouve comme devant un miroir, houppette en main, en train d’enluminer mes lèvres et mes joues. Le mois dernier, ainsi maquillé, méconnaissable, j’ai moi-même zigouillé deux d’entre elles. Mais chut, je ne vous dirais ni la couleur de mon blush ni la brillance de mon gloss !

d.L : Mouais…
Thierry Girandon : Mais les meurtres d’influenceuses sont une réalité. Dernièrement, cette Gabby Petito. Et il y en a eu d’autres, partout dans ce monde. Je n’ai retenu le meurtre de cette dernière seulement grâce à son nom. Il est beau, il est tragique. Devant n’importe quelle influenceuse, n’importe quel gosse se rêvent calife à la place du calife.

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dL : Discuter avec toi réseaux sociaux & influences ne va pas être une mince affaire. Revenons-en à ce livre, « Amuse-bec », qui a une saveur particulière pour moi, à bien des égards. C’est le premier livre que j’ai sorti en tant qu’éditeur et puis : c’est un livre qui a marché à la reconnaissance littéraire uniquement : celle, d’abord d’un libraire. Pas de médias, pas de blogs entre-copains, pas de « capital sympathie » sur les réseaux sociaux : comment ça aurait pu être autrement, puisque tu n’es nulle part ?
Thierry Girandon : Même pour moi, Amuse-Bec a une saveur particulière. Il est né, comme un enfant, d’une rencontre. Je me souviens de t’avoir croisé place Fourneyron, non loin d’où j’habite, et il serait peut-être temps que je sache qui est ce Fourneyron. Il faisait chaud. On ne s’était pas revu depuis la fac. Tu m’as demandé si j’écrivais toujours.

dL : Je me souviens parfaitement de ce moment. Je sortais d’un bar. Je m’y attardais une bière de plus, et les éditions sans crispation n’auraient jamais existé. Je t’ai vu et ce qui a fait BOOM tout de suite, c’est : « Thierry ? Bon sang, ce vieux copain qui me faisait lire ses nouvelles dans ce bar-tabac, là, presque pile-poil en face de la grille de l’université ; ces nouvelles, qui m’avaient tellement impressionné… Avec le recul, je crois que c’étaient plutôt des poèmes en prose, que tu écrivais à la va-vite en fumant des clopes en buvant du vin en écoutant Joy Division. Oui, je t’ai demandé si tu écrivais toujours. J’étais alors dans une sorte de vase, nébuleuse, l’édition de livres commençait de me titiller : j’avais besoin d’un écrivain.
Thierry Girandon : Mon premier roman, Les Faux-cils et le marteau venait de paraître. J’étais colère, à l’époque, et j’écrivais avec ma colère. Si j’étais colère, c’est parce que j’étais naïf. Il y avait plein de croyances dans cette naïveté.

dL : Intéressant, ce rapport entre colère et naïveté. Et croyances.
Thierry Girandon : Depuis, j’ai grandi. Le Petit Poucet sème des cailloux pour ne pas se perdre. Nous semons nos rêves, nous les abandonnons comme de vieux chiens sur le bord de l’autoroute. Leurs aboiements nous laissent de marbre, ce marbre, déjà, dont sera faite notre tombe, ce marbre dont l’ombre grandit. Cette ombre, c’est ma littérature. Je t’ai répondu que j’écrivais toujours, des nouvelles.

dL : Les Faux cils et le marteau est un roman.
Thierry Girandon : J’écris toujours des nouvelles après un roman, pour me reposer de ce roman, dans l’envie d’un nouveau roman. J’adore écrire des nouvelles, je les écris pour moi, seulement pour moi. Dans ce mot « nouvelle » il y a une bonne part des écrivains qui m’ont fait aimer la littérature : Hemingway, Maupassant, Mirbeau, Bukowski, etc. Je disais tout à l’heure qu’Amuse-bec était né d’une rencontre. Ce verbe « naître » est important. Pour moi, dès qu’un livre est né, il est sevré, et je me fous de comment il vivra sa vie. C’est vrai qu’amuse-bec est né patachon et tant mieux s’il est mal élevé. J’aime les mauvaises filles et les mauvais garçons. Mes livres sont de mauvais garçons. Tu es un mauvais garçon, David.

dL : Non, je suis clean, je le jure. Et je souhaite parler encore des mots, du Verbe. D’amuse-bec, ce nom qui me réjouit tant et, j’y pense, du nom, du titre de tous tes bouquins.
Thierry Girandon : Tous mes titres de livres m’ont été inspirés soudainement par des mots lus quelque part, sur un panneau de signalisation, le nom d’un bled ou d’un lieu-dit : la Malafolie ! la Pouratte ! J’adore le nom des rivières, même des plus petites rivières : le Gand, la Charpassonne, et même les rivières ont un genre et je préfère les rivières féminines, plus douces, méandreuses, dans lesquelles il est plus facile de se noyer. Quand je cherche des noms ou des prénoms pour mes personnages, j’entre dans un cimetière ou je lis, de haut en bas, les noms sur un monument aux morts. Au passage, je vole un beau visage sur un médaillon, celui d’une Etiennette morte trop jeune. Et le long des allées, je deviens veuf et je me souviens de comment elle faisait si bien l’amour, Etiennette.

dL : C’est beau.
Thierry Girandon : Merci. Un compliment fait toujours plaisir, surtout quand on sait d’où il vient. Mais il faut bien que la littérature commence quelque part. Certain promenait un miroir le long d’un chemin. Peut-être que je préfère les fossés ou les allées des cimetières.

dL : Je vais revenir bien vite sur cet aspect plus ou moins obscur de tes gentilles balades littéraires. Cette histoire de miroir, c’est de Stendhal, hein ? Stendhal, que tu cites, d’ailleurs, en exergue de Perpète – citation un peu foutage de gueule, entre nous : « Non, dit-il » – … Le miroir, c’est de Stendhal ? Flaubert ?
Thierry : Allons ! Me dit pas que tu as oublié ce que tu as appris à l’école ? Et tu es allé à l’école longtemps. Ne nous sommes-nous pas rencontrés justement sur les bancs de l’école ?

dL : Si. Tu écrivais. On lisait. On jouait à celui qui pisse le plus loin. C’est moi un gagnais. Pourtant, c’est toi que les filles regardaient. Heureuse époque. C’est de Stendhal. Le miroir que l’on promène, c’est de Stendhal.

La Malafolie
Nouvelles
EAN13 : 9782919456116
Date de Parution : juin 2016
> éditions Utopia

MARTINE ET LES PUNKS

dL : Bon, tu me parles de fossés et d’allées de cimetières. Tu es estampillé « noir », « glauque », « désespéré » et autres sombres joyeusetés. Moi, que ce soient tes nouvelles ou tes romans, tous tes écrits me guillerettisent. Quelques commentateurs de tes livres évoquent ta poésie, des « envolées poétiques » mais, car il y a un « mais », ce qui ressort c’est : « Girandon, l’ami des loosers ». Tu en penses quoi, de cette réputation ? Si tu n’en penses rien, dis-moi que tu n’en penses rien.
Thierry Girandon : Je ne suis pas certain d’être si noir que ça, d’être si glauque, si désespéré. Très tôt, j’ai baigné dans une certaine ambiance, celle des albums de Martine que je piquais à mes sœurs et dans lesquels je cherchais avec avidité le petit carré de culotte qu’elle montrait invariablement, en faisant du cheval, une roulade, n’importe quoi d’autre. Ce carré de tissu blanc, a été la première fenêtre à travers laquelle j’ai commencé à appréhender le monde. Le monde de Martine est pourtant un monde joyeux. Il ressemble aux dépliants que distribuent les témoins de Jéhovah, où les humains vivent dans la nature en harmonie avec les animaux, même les plus cruels. Des enfants caressent des lions, des vieux caressent des enfants. Il n’y a que les hommes qui ne caressent pas les femmes. Ensuite, aussi incroyable que cela puisse paraître, au collège, au foyer, il y avait, outre les Astérix et les bédés abêtissantes de l’époque, des albums de Gotlib et surtout de Reiser. Reiser est cru. Reiser est cruel. Ces cases furent une autre fenêtre où je découvrais le monde des adultes dans sa bêtise crasse. Mais aussi que l’on pouvait avoir de l’empathie et de la compassion pour les cons de toutes sortes. Ce qui est pratique, sur cette planète, c’est qu’on est toujours le con de quelqu’un.
Plus tard, alors que je nourrissais de disques yé-yé le mange-disque reçu à Noël, un copain me fit écouter de la musique punk. On y chiait dans du vomi. Je n’aime pas particulièrement cette musique, j’en aime l’énergie, cette énergie qui nous quitte alors que nous vieillissons, et que l’on retrouve lors d’un refrain, d’une tequila frappée, d’une bonne branlette. J’aimais tout ce qu’il y avait autour de cette musique, l’envie de scandaliser les bien-pensants, la mauvaise foi (j’adore la mauvaise foi), la beauté scandaleuse de certaines pochettes de disques, les godemichés en médaillon et les croix gammées sur le front, etc.

dL : D’accord, tout ceci et bel et bon, Martine et les Punks, mais ça ressemble à des sortes d’influences originelles. Or, j’aimerais vraiment savoir ce que cette image que tu as, de réalisme désespéré, t’inspire.
Thierry Girandon : Je tiens de ma mère cette façon méditerranéenne de parler en passant constamment du coq à l’âne, au risque de me perdre et de perdre les autres. On ne se perd plus ! Google nous guide. La transition est faite en ce qui concerne les réseaux sociaux que tu évoquais tout à l’heure. Je n’aime pas ces outils qui guident nos façons de penser, choisissent à notre place, distordent nos goûts. Personne ne dit plus ce qu’il pense sur les réseaux sociaux, au risque de perdre un « like ». Les émoticons n’ironisent pas, leur travail est trop sérieux. Les selfies, comme l’a dit un artiste, ne sont que les photos anthropométriques de demain.

dL : C’est comme ça, que veux-tu y faire ?
Thierry Girandon : Je n’aime pas que des algorithmes fassent des choix à ma place. Je ne fais seulement confiance qu’au hasard et à l’arbitraire. Il y a toujours quelque chose d’une rencontre amoureuse dans le hasard et l’arbitraire. Et puis ces outils technologiques sont souvent si bêtes ! L’autre fois, dans un texte, je cite notre ami Bukowski et ce putain de traitement de texte me le signale comme une faute. En plus, il voulait que je remplace le « ce » de putain par « cette » ! Autre exemple qui me revient à l’esprit, parce qu’alors j’ai beaucoup ri, j’ai beaucoup ri devant mon écran. Le correcteur ne connaissait même pas le mot féminicide ! Il me proposait « féminoïde » à la place ! Je me suis levé de ma chaise et j’ai regardé par la fenêtre qui donne sur ma rue : un petit shoot de réel avant de me rasseoir.

d.L : Oui. Sans doute, tout ça n’est pas si grave, et dépend de ce qu’on fait de ces machines. Le seul problème que j’ai avec les « traitements de texte », avec le travail sur ordinateur en général, c’est que ça donne le champ libre à l’indiscipline. Ça n’oblige pas à la rigueur. Une phrase ne va pas ? On l’efface d’un clic, on verra plus tard, on continue, y-aura-qu’à-faire-un-copié-collé. J’ai, nous avons commencé à écrire à la main, ou avec une machine à écrire. C’était une tout autre affaire. La mécanique – et non pas la technologie – obligeait à y réfléchir à deux fois, avant de balancer un paragraphe – penser et écrire pour de bon. Sous peine de ratures, de temps perdu, d’encre perdue. Et de corbeilles débordant de papiers rageusement froissés pour cause de mal-satisfaction.
Thierry Girandon : Oui, tu as parfaitement raison. On écrit beaucoup plus vite à l’encre ou sur une machine à écrire. Avec un traitement de texte, on perd des idées, ça impose un rythme particulier. On ne se retourne jamais pour voir les haies tombées lors de notre course ! Et puis, David, je crois que l’on a une vision romantique de l’écriture. Nous avons raison de l’avoir. Ils sont de moins en moins nombreux les écrivains qui enfilaient des gants de boxe avant d’aller au charbon. Pourquoi trop de bouquins sentent la tisane ou le fitness.

MAUVAIS GENRE

dL : Les hard-boiled se font rares, de nos jours. Beaucoup de copies dégueulasses, rien à se mettre sous la dent. « Trop de chefs, pas assez de guerriers ». Toi, l’image et la réputation que tu as…
Thierry Girandon : Oui, je reprends le fil :on parlait tantôt de mauvais garçons, nous pourrions maintenant parler de mauvais genres. J’aimerais que mes livres soient classés « mauvais genre ». Las ! Maintenant, j’observe le monde de ma fenêtre, ou à la caisse des supermarchés. Et le soir, je l’observe à travers cette trace que laisse mon verre sur le zinc, pas encore des menottes, simplement une lucarne surplombée d’un néon clignotant. Mais entre moi et ce que j’observe il y a cette distance que me permet toute cette culture que je viens de décrire en accéléré, et j’espère bien que dans cette distance il y ait de l’humour, mon humour, cet oxygène (cette poésie) sans lequel ce monde serait irrespirable. Je conseille aux réfractaires de lire mon texte avec un tuba ou alors de rester dans leur bocal. Certain poisson rouge parle, je le connais. Mes textes te réjouissent, c’est pour ça que tu les aimes. Et bien que parfois haïssables, j’aime mes personnages. Oui, j’aime les loosers. Je suis l’ami des loosers. Bref. On parlait de réalisme sombre. Ouais. Chacun sa vérité, chacun son réalisme. Il y a eu le réalisme poétique, les films des années trente, Carné et Prévert et Gabin. Et Pierre MacOrlan, etc.

Quand Fleurissaient les cow-boys
Roman
éditions Utopia
EAN13: 9782919456178
Date de publication : 09/2018

d.L : Je sens qu’on va parler cinéma. Parlons cinéma. Dans mon souvenir aussi, ce qui reste très présent, c’est qu’à cette époque où nous étions étudiants, tu étais un fanatique des salles obscures, comme on dit. Qu’est-ce que le cinéma représente pour toi ? Le cinéma a-t-il un impact sur tes visions d’écrivain ?
Thierry Girandon :  D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours adoré le cinéma. J’ai adoré les films avant de voir des films, comme j’ai toujours voulu écrire, longtemps avant d’écrire le moindre mot. Je ne voyais pas de films mais je les fantasmais, le soir, dans mon lit, avant de m’endormir. Comme je fantasmais des dizaines de romans. Parfois je fais de longs rêves où j’écris simplement, je noircis des pages et des pages, pris d’un enthousiasme vraiment délirant. Mais au réveil, la fièvre retombée, cette encre reste sympathique. Bon Dieu, qu’est-ce que je peux bien écrire dans ces moments-là ? Pour dire que le cinéma, la littérature, c’est de la création. Voir des films, lire, c’est essayer d’en percer le mystère, de comprendre cette exaltation devant un enchaînement d’images ou de mots, c’est la même chose. De la même manière que j’ai une préférence pour les littératures du dix-neuvième siècle, j’ai une passion pour le cinéma français des années trente, le réalisme poétique, par exemple, c’est mon dada. Pour finir, ce que dit Robert le Vigan dans Quai des Brumes : « En général, je peins les choses qui sont cachées derrière les choses… Par exemple, si je vois un nageur, je pense tout de suite qu’il va se noyer, alors je peins un noyé ».

dL : J’adore. Le drame, drame au sens d’action, ici, c’est la natation : et la natation, on s’en fout. Comme le tennis, le golf, ou le séminaire d’entreprise. Ce ne sont que des actes sans valeur émotionnelle, créative. Sauf si le nageur est une nageuse… Sauf si le golfeur pète un plomb et tabasse quelqu’un avec son club… Sauf si le séminariste se bourre la gueule et fait du gringe grotesque à la DRH… Selon toi, Thierry (c’est ce que je crois, mais j’aimerais avoir ton avis), est-ce que l’ACCIDENT, c’est-à-dire le « sauf si », est nécessaire ? L’accident, comme disait Aristote…
Thierry Girandon : Gamin, pour un Noël, on m’a offert un train électrique. Remarque que l’on ne m’offrait jamais ce que je désirais vraiment. Un train électrique ! Le jouet le plus stupide qui soit.

dL : Moi, j’aimais bien les trains électriques. Mais quel rapport avec Aristote ?
Thierry Girandon : Poser les rails, c’était déjà fastidieux et ennuyant, ensuite, regarder tourner le train sur ses rails, ne présentait à mes yeux aucun intérêt, jusqu’à ce que je m’amuse à faire dérailler le train en posant des obstacles sur les rails. Pour finir, j’ai foutu le feu à un wagon, puis à un autre, à tous les wagons. Je voulais simuler une réelle catastrophe ferroviaire. Soumis à la chaleur, le plastique des wagons se distordait et je jubilais. Je jubilais d’autant plus que si je me faisais choper je risquais l’engueulade. Il y avait une sorte de transgression dans cet holocauste. Ce jouet, c’est mon père qui le désirait à travers moi. Détruire ce train, c’était braver l’autorité parentale, m’affirmer par le feu. J’ai essayé de répondre à ta question par cette métaphore. Je ne suis pas un intellectuel. J’ai du mal à exprimer ce que je pense autrement qu’avec la littérature. Justement, je pense que mes nouvelles sont des réponses à des interrogations que je me pose, sur la banalité du mal, par exemple, sur ce qui motive un passage à l’acte. Ces nouvelles sont aussi ce qui m’empêche, moi, de passer à l’acte. Ces nouvelles sont mes pulsions de mort !

dL : Je comprends parfaitement, je crois. Dis-moi, la nouvelle comme genre littéraire n’est pas trop bien considérée en France, contrairement à ce qu’il se passe dans les pays anglosaxons, et en particulier aux États-Unis. Pourquoi, à ton avis ?
Thierry Girandon :  Je me suis souvent interrogé, là-dessus, alors que beaucoup de nos écrivains ont excellé dans ce format : Maupassant, Mirbeau, Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’isle-Adam, etc.  Mais il y a en France, et ce depuis dame La Fayette, le bon abbé Prévost, Proust, une tradition du roman psychologique, une dictature du roman psychologique, et la psychologie a du mal à se déployer dans un format court. Aux États-Unis, ce sont les écrivains dits behavioristes qui ont fait de la nouvelle un art noble, Hemingway, tous les grands écrivains de romans noirs, Hammett, Chandler, etc. Ils ne s’embarrassaient pas de psychologie ou elle s’exprimait différemment, sans blablas, sans chichis. Leur littérature n’en a pas pour autant moins de grandeur, au contraire, moins grasse, plus savamment épicée. Pour moi, le plus grand écrivain français du vingtième est Manchette qui a su marier l’élégance du grand style et la sécheresse typique du roman noir américain.

dL : Tu m’as fait l’honneur de me faire lire ton dernier manuscrit. C’est un roman, cette fois. Superbe. Sur mon honneur, si je n’avais pas tourné le dos à l’édition, je le publierais illico presto. Alors, et d’après ton attitude désenchantée, tu vas en faire quoi, de ce manuscrit ? Le garder dans un tiroir en attendant le déluge, où vas-tu te décider à foncer dans le tas ?
Thierry Girandon : Tu veux parler de « Trèfle », je suppose. D’abord, merci, vraiment, pour ton compliment. C’est un texte que j’aime beaucoup, effectivement, mais je vais le retravailler au printemps. Ensuite … ? Comme je suis un auteur plutôt confidentiel, je ne subis la pression de personne, je peux prendre mon temps. Les seules personnes réellement curieuses de ce que j’écris sont mes rares amis auxquels je suis heureux de faire partager ce que j’écris. Je me contente maintenant de ça. Julien Gracq a écrit que cinquante lecteurs passionnés font un auteur culte. Il m’en manque encore quelques-uns.

dL : Tu ne devrais pas te contenter de ça. Tu dis que tu ne subis la pression de personne : ok. Mais peut-être qu’un peu de pression ne te ferait pas de mal ?
Thierry Girandon : Je ne sais pas.

dL : D’accord. De toute façon, c’était une question bête. Thierry, merci infiniment d’avoir pris un peu de temps pour cette conversation. Je te dis : à très, très bientôt !

Bibliographie de Thierry Girandon :

Les Faux cils et le marteau (roman), Huguet éditeur 2010
Amuse-bec (nouvelles), éditions sans crispation, 2014
La Corde ou la cagoule (roman), Utopia éditions 2015
La Malafolie (nouvelles), Utopia éditions 2016
Quand Fleurissaient les cow-boys (roman), Utopia éditions 2018
Le Petit Sauvagneux (nouvelles), Utopia éditions 2019
Perpète (nouvelles), éditions sans crispation 2020


Paris, le 29/10/2021
PERPÈTE, DERNIER OUVRAGE PARU (éditions sans crispation) :

Girandon

Perpète
Nouvelles
EAN13 : 9791095024040
Date de publication : 17/09/2020

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