CONVERSATION AVEC L’ÉDITEUR ET ROMANCIER PHILIPPE SARR
Rendez-vous dans un bistrot du 18ème, improbable café littéraire d’un soir, devenu culte pour le nouveau patron des éditions sans crispation.
Des souvenirs et surtout : des actualités et une vision franche, honnête et droite du métier.
par David Laurençon
David Laurençon : Étrange et amusant, de se retrouver là, dans ce café où, il y a de cela bientôt trois ans, vous avez dédicacé votre premier roman, Les Chairs utopiques, publié par les éditions sans crispation, que vous dirigez aujourd’hui.
Philippe Sarr : En effet. Étrange et amusant, dans la mesure où il y aura eu une redistribution des rôles entre-temps. Mais comment dire… J’adore cet endroit, devenu culte pour moi dans la mesure où il s’y est passé tellement de belles choses au cours de ces dernières années… Le Dauphin, on peut le nommer, c’est à la fois un lieu et un moment importants de mon parcours d’auteur, lié aux Chairs utopiques, donc, mais également du vôtre, en tant qu’éditeur à l’époque… Comme quoi tout peut arriver, le meilleur comme le pire.
dL : Le pire ? Quel pire ?
Philippe Sarr : Le climat qui déraille, la guerre qui frappe à nos portes, les épidémies à venir, tout cela à la fois. Et, au milieu du chaos qui s’annonce, en dépit de ce mauvais alignement de planètes, une petite lueur d’espoir nommée Sans Crispation éditions… D’ailleurs, il suffit de prononcer le nom, une bien belle trouvaille cela dit entre nous.
dL : Merci. Permettez-moi de me féliciter. Longtemps, la maison s’est appelée « Crispation Éditions ». J’en ai eu assez que des petits malins me parlent de « stress », de « nervosité », de « tension ». Alors j’ai rebaptisé la chose : sans crispation. Coup de maître, que ce changement de nom ? Ok. Je vous laisse parler, Philippe, après mon petit applaudissement.
Philippe Sarr : Je vous en prie, et rendons à César ce qui est à César. Quoiqu’il en soit, Les Chairs utopiques ont été publiées sous la bannière « Crispation éditions ». Notez que tout cela appartient désormais au passé. Ce que je voulais mettre en avant c’est plutôt l’effet que ces trois mots… sans Crispation éditions… peuvent produire malgré un contexte plutôt sombre. J’ai croisé, il n’y a pas longtemps, deux jeunes auteurs, l’un mexicain, l’autre brésilien, qui m’ont fait remarquer ça… dit que ces trois mots accolés ensemble… sans Crispation éditions donc, sonnaient merveilleusement bien… Comment trois simples mots peuvent ils, et à ce point, rendre les gens heureux… C’est quand même dingue ça, non ?
dL : Oui. Complètement dingue. Sans rire. J’adore. Bon, nous n’allons pas faire les vieux de la vieille, et trop se remémorer ce bon vieux moment de rencontres, de partages… et de ventes, mais impossible de ne pas remarquer cet autre « signe », rapport au Dauphin : le comédien et poète Damien Paisant, ce soir de dédicace, a lu des extraits de votre livre. Paisant figure aujourd’hui au catalogue des éditions sans crispation. Collection : Les Utopiques.
Philippe Sarr : Faire les vieux de la vieille, non. Bien sûr nous n’en sommes pas encore là. Un signe : certainement. Avec le recul, on peut se le dire. Rien ne se faisant jamais au hasard… Mais en effet. À ma demande, Damien avait lu des extraits des Chairs utopiques ce soir là. En duo avec moi. Petite anecdote : je n’en menais alors pas large dans la mesure où j’avais tout de même face à moi un orfèvre en la matière. Une vraie voix, en somme. Celle du comédien-poète rompu à ce genre d’exercice. Mais bon, le choix de Damien s’était de suite imposé à moi car l’ayant déjà vu à l’œuvre par le passé. Qui plus est : le neveu et l’oncle sur la même scène, vous imaginez un peu ! Donc, quelques années plus tard, voilà qu’il figure, avec COGNE, qui est son troisième recueil, au catalogue de sans Crispation éditions.
COGNE
Collection « Les Utopiques »
Auteur : Damien Paisant
Date de parution : 4/11/2022
150 pages
17 €
Préface : Françoise Favretto
Illustration de couverture :
Jacques Cauda
dL : Qu’est-ce que c’est, Cogne ?
Philippe Sarr : Un recueil tout à fait étonnant qui va en surprendre plus d’un : par le travail sur la langue, très innovante (ce qui a rendu le travail de mise en page particulièrement ardu… j’en ai encore des maux de tête !), mais également par l’humour noir et décalé qui s’en dégage… D’où le choix de l’illustration de la première de couverture, signée Jacques Cauda, et de la préfaciére, Françoise Favretto, une femme tout à fait remarquable, directrice de la revue L’Intranquille et des éditions L’atelier de l’agneau…
dL : Lorsque vous avez pris les rênes des éditions sans crispation, l’une de vos premières mesures a été de créer des collections. Je nomme : Les Utopiques pour la poésie, Coup de poing pour les romans, Amuse-bec pour les nouvelles. On remarque bien sûr le clin d’œil aux Chairs Utopiques, votre premier roman, et à Amuse-bec, titre du premier recueil de nouvelles de Thierry Girandon, publié par Sans Crispation. Amuse-bec, nom du présent webzine… J’avais demandé à Girandon « l’autorisation » d’utiliser ce mot. Il m’avait répondu, avec une sorte de morgue aussi aristocratique qu’amusée, qu’il s’en fichait, qu’il n’était pas propriétaire du terme. Il n’empêche que désormais et plus que jamais, Amuse-bec « sonne », justement, très Sans Crispation.
Philippe Sarr : Pour en revenir à nos trois collections, je trouvais intéressant de leur attribuer un nom d’ouvrages, Les (chairs) utopiques, Amuse Bec… Deux ouvrages caractéristiques d’un certain état d’esprit lié à Sans Crispation… Pour ce qui est d’Amuse-bec, ça m’a d’emblée paru tellement évident ! Ça collait trop bien… Avec le recul, je me dis que ça a été là aussi une belle inspiration. Je suis sûr que Thierry Girandon apprécie le clin d’œil. C’est une référence maintenant !
dL : Lorsque que je vous ai proposé cet interview, je vous ai dit quelque chose comme : « Ce qui me plaît chez Sans crispation », c’est que cette maison marche et fonctionne « sans sucer de bites ». Vous avez fait une drôle de tête. La grossièreté de la formule vous a choqué ou, au contraire, l’avez-vous jugée très-satisfaisante ?
Philippe Sarr : Choqué, non. L’expression m’a paru plutôt amusante. Sans sucer de bites, j’en ris encore ! Je pense que c’est lié à la façon dont c’est survenu. Un peu à brûle pourpoint… Sans sucer de bites, sans Crispation éditions… j’avoue que ça ne manque pas de charme. On pourrait presque trouver ça poétique. Après, chacun comprendra qu’il s’agit d’une image. Savoir que sans Crispation fait le taf sans se compromettre ni déroger aux valeurs qui sont les siennes ( respect des auteurs, du lecteur, des textes bien sûr qui lui sont confiés )! Alors, si je vous ai paru faire une drôle de tête peut-être était-ce dû à autre chose… Tellement de choses bizarres me traversent l’esprit, parfois.
dL : Il y a ces respects dont vous parlez. Il y a aussi l’absence totale de désir publicitaire, ou de volonté marketing. Quand d’autres se gargarisent du moindre référencement dans le plus obscur des blogs littéraires, comme s’ils avaient décroché la lune.
Philippe Sarr : Oui, c’est que ce n’est pas un truc qui m’obsède. L’antienne « il faut absolument que l’on parle de nous et qu’importent les moyens utilisés » (du plus obscur blog littéraire comme vous dites à la station de radio locale qui pour parler de tes parutions se fendra d’un petit commentaire laconique pompé à partir de ta 4e de couv’) est pour moi d’un ridicule notoire au regard de l’impact obtenu. Et puis ne soyons pas dupes. Que font lesdits blogueurs sinon chroniquer des livres et des auteurs destinés ensuite à leur servir de vitrine… Consciemment ou inconsciemment ils ne font que reproduire les mêmes pratiques. Le « petit éditeur », quand bien même les ouvrages qu’il publie seraient de qualité, ne les intéressera pas dans la mesure où ils n’auront rien à en tirer sur un plan personnel. Au delà d’un simple manque de curiosité, c’est tout un état d’esprit qui est ici à déplorer. Critique qui pourrait également s’adresser à grand nombre de libraires plus préoccupés, ce qui peut se comprendre, par leur caisse enregistreuse que par la littérature en général.
dL : La rencontre physique avec le lecteur semble vous tenir à cœur. D’accord, cela fait partie du partage. Mais chez vous, chez Sans crispation, cela semble être une vertu nécessaire.
Philippe Sarr : Absolument. Non seulement une vertu nécessaire mais aussi un vrai désir pour ce qui me concerne. Pour ce qui nous concernait, je devrais dire, au moment où Patrick Béguinel, que je salue ici pour le travail accompli (il a dû pour des raisons personnelles se retirer de l’aventure), et moi même avons pris les commandes de Sans Crispation éditions. C’est un aspect auquel nous étions, auquel je reste très attaché. Que celui consistant à aller à la rencontre du lecteur. A notre petit niveau à nous ça me semble indispensable en effet si nous voulons exister tout en restant nous-mêmes dans un paysage littéraire qui a tout d’une jungle où les gros passent leur temps à manger les petits. Nous on essaie de penser autrement. On ne veut manger personne, nous n’en avons pas de toutes façons les moyens, et on s’efforce donc d’innover, d’être inventifs. Conscients que l’aspect physique n’est qu’un moyen parmi d’autres. Que des solutions alternatives doivent bien exister qui permettent de tirer son épingle du jeu. D’ailleurs, et pour info, sachez que Sans Crispation éditions sera bientôt à l’honneur… dans le Gers… une magnifique région… Mais nous en reparlerons.
dL : Vous disiez tout à l’heure que « plein de choses bizarres » vous traversaient l’esprit, parfois. Donnez-moi un exemple de chose bizarre qui vous traverse l’esprit.
Philippe Sarr : C’est une sensation bizarre, mais mon rapport au temps s’est extraordinairement modifié ces derniers temps… M’étant créé mes propres ralentisseurs temporels, la lenteur est donc devenue, parallèlement et paradoxalement, un puissant moteur de dépassement de soi. Et tout cela m’intrigue au point de m’auto-triturer les neurones parfois, tout en faisant autre chose. Surtout lorsque le temps semble s’étirer à l’infini jusqu’à s’inverser de façon troublante et, je dirais, inquiétante…
dL : Heu… Inquiétante ? Tel que vous en parlez, c’est carrément flippant.
Philippe Sarr : Le temps est un sujet de méditation intéressant. Le temps, ce maître souverain, disait Baudelaire…
dL : Difficile de ne pas songer à votre travail de romancier, dans lequel transparaît une obsession quasi-frénétique du rapport au temps et à l’espace. Dans Les Chairs utopiques, dans Imago, dans Tagada (dont je me souviens moins bien)… Il se passe quoi, dans le Gers ? Je passe du coq à l’âne.
Philippe Sarr : Bon, du coq à l’âne, ici il n’y aura pas tant que ça… Oui. Le temps est omniprésent dans mes romans. Mais un temps parallèle, souvent décalé, voire extrêmement malléable comme dans Les Chairs utopiques justement. Roman dans lequel le temps n’a plus de véritable structure et semble totalement désarticulé… Rien de proustien en somme. Chez moi le temps ne se perd pas, il se transforme et nous transforme dans le même mouvement, tout comme l’espace dans lequel nous évoluons… Ces fameux ralentisseurs, dont je parlais tout à l’heure.
Le Gers ? Pour comprendre exactement ce qu’il va s’y passer, il faudrait faire un petit retour en arrière et remonter un peu dans le temps donc, jusqu’en juillet plus précisément… C’est à ce moment là que tout s’est joué, au détour d’une petite balade amicale à Mauvezin , là où se trouve La fabrique des Colibris, un restaurant alternatif qui a pour particularité d’organiser des évènements culturels. Y ayant rencontré la responsable en compagnie de Nathalie Straseele, les choses se sont assez vite décidées. Ne restait plus dès lors qu’à déterminer une date… mai 2023 en l’occurrence. Pour un vrai week-end littéraire en présence d’auteurs de Sans Crispation éditions. Une date à retenir et à noter impérativement dans vos agendas, cela va sans dire…
dL : Sûr ! Ce sera noté. Dites-moi, je pense à un drôle de phénomène, qu’il me semble difficile de ne pas remarquer (de mon point de vue d’ex-éditeur, en tout cas) : c’est la féminisation des auteurs au catalogue de Sans crispation. Avant que Patrick Béguinel, et vous seul maintenant – comme vous l’avez mentionné tout à l’heure, M. Béguinel s’est retiré pour des raisons personnelles – avant que vous ne dirigiez la maison, aucune femme n’avait signé chez Sans Crispation.
Philippe Sarr : Nous nous sommes fixés une règle chez Sans Crispation : le texte, d’abord le texte, rien que le texte, ceci sans soucis de genre ou de sexe, pourvu qu’il ait des choses à nous dire sur nous mêmes, et le monde dans lequel on vit… Après, et pour la faire très courte, il se trouve, oui, que l’on reçoit beaucoup de manuscrits, de qualités diverses et inégales, cela dit, de femmes. Autant sinon plus que de manuscrits d’hommes. C’est comme ça, il nous faut faire avec. Pour ma part je trouve cela salutaire.
dL : Pourquoi « salutaire » ? Sans rire, ça m’intéresse. Il y a quelque chose de paradoxal là-dedans : puisque ce n’est qu’une question de texte, nous devrions en rester là : le texte est bon. Écrit par un homme, par une femme, peu importe : il vaut et doit être publié et lu, pas de problème. C’est ce « salutaire » qui m’interpelle. Il me semble que ce « salutaire » biffe l’idée du texte, rien que le texte. À moins que vous me répondiez que la littérature y gagne en qualité… Mais ce n’est pas de ce salut-là dont vous me parlez. Donc : pourquoi « salutaire » ?
Philippe Sarr : Ne vous méprenez pas. Salutaire ne veut pas dire que publier des femmes soit devenue une fin en soi. Auquel cas oui, mon postulat de départ, le texte, rien que le texte, perdrait tout son sens. Pour être plus clair et précis, lorsque je lis un manuscrit, j’oublie qui en est l’auteur, et je ne suis obsédé, au moment de donner un avis favorable ou non ni par le nom, le sexe ou le genre (féminin, masculin, neutre…) qui le ou la caractérisent. Maintenant, de voir que notre catalogue s’étoffe et se diversifie, pour coller davantage aux problématiques liées à notre époque, et par conséquent contribue à nous rendre plus ouverts, plus sensibles, plus intelligents (ce serait alors un paradoxe a posteriori), voilà qui est plutôt salutaire, vous ne trouvez pas ?
dL : Mmm… Si.
Philippe Sarr : Ce qui pourrait donc contribuer à sauver l’humanité, si tant est que cette dernière mérite qu’on la sauve.
dL : Je ne sais pas. On peut toujours essayer.
Philippe Sarr : Bien. Permettez moi de rebondir maintenant sur votre dernier propos, qui laissait entendre que la littérature pourrait, éventuellement, y gagner en qualité. Déjà, tout dépend de ce que vous placez sous ce vocable. Intrinsèquement ?
dL : Intrinsèquement ? J’y place l’idée très-bizarre selon laquelle la production littéraire d’une femme serait… Mmm… Bon Dieu, ce que j’ai mal à la tête !
Philippe Sarr : Pour ma part, je serais tenté de dire oui. Mais alors un Oui ce qu’il y a de plus franc et massif. Que ce soit au niveau du fond ou de la forme… Clairement. Et à 1000%. Mais je sais que des esprits chagrins pensent le contraire ; que cette diversification (ce terme me semble plus approprié que celui que vous avez invoqué) serait plutôt le signe d’un appauvrissement généralisé… un signe de décadence ?… Allons bon !
COÏNCIDENCE DES OPPOSÉS
Collection « Coup de poing »
Auteur : Philippe Sarr
Date de parution : 10/12/2022
230 pages
19 €
dL : Ok. Si décadence il y a, elle n’a certainement rien à voir avec la prolifération de têtes de femmes sur le dos ou la face des couvertures des livres. Vous me faites dire n’importe quoi. Presque. Vous savez, je faisais juste une remarque, à propos des auteurs de Sans Crispation éditions. Et comme je souhaite et comme nous souhaitons tous terminer sur une jolie note : Cogne, le livre de Damien Paisant, sort demain en librairie ou sur commande via votre site, et je lâche le scoop : En décembre, paraîtra un roman, Coïncidence des opposés. Auteur : Philippe Sarr.
Philippe Sarr : Exact pour Cogne ! Quant à Coïncidence des opposés, dont je suis effectivement l’auteur, rendez-vous en décembre si vous le voulez bien !
Paris, le 3 novembre 2022