Par Thierry Girandon
CONCERT À LA HALLE TONY GARNIER, LYON
7 novembre 2022
D’abord le lieu, la Halle Tony-Garnier, à Lyon. À l’origine, des abattoirs construits au début du vingtième. Un endroit impressionnant, une longue et vaste structure métallique. Il y a autant de ferraille là-dedans que dans la tour Eiffel. D’ailleurs, c’est comme si la célèbre tour se retrouvait sur le flanc et était transformée en une salle de concert. The Cure y jouait, ce lundi soir. C’est la première fois de ma vie que je me déplaçais pour un tel évènement. Pour moi, écouter de la musique, si ce n’est pas dans un bar, c’est chez moi, assis sur le divan de mon salon, les pieds sur la table basse et un verre à la main. Il m’arrive très rarement de danser, plus souvent de battre la mesure, remuant mon verre dans lequel s’entrechoquent quelques glaçons, percussion originale. Quand j’étais en âge d’écouter les Cure, je ne les écoutais pas. Leur gothique me semblait frelaté, une version édulcorée de Joy Division. Je ne les écoute que depuis peu et seulement leurs dix premières années discographiques, de Three Imaginary Boys à Disintegration. Cette musique me rappelant la cold wave spleenétique que j’écoutais alors, brumeuses guitares et implacable basse. Les années passant et pesant, j’ai l’impression de retrouver une vieille amie neurasthénique.
Me voici installé à la halle, surplombant la fosse où s’entasse, peu à peu, la foule. Ma compagne et un ami sont parmi elle. D’où je suis, ce n’est qu’un océan de têtes. Très peu de visages lisses. Peu d’hurluberlus les cheveux crêpés pour ressembler à leur idole. Il faut dire que la matière cheveu fait souvent cruellement défaut. Cet océan de têtes, sous les loupiotes, ressemble plutôt à une plage de galets. L’immense halle continue à se remplir pendant la première partie, un obscur groupe adoubé par Robert Smith, un mélange de Brian Molko et de Paul Morrissey. Placebo et The Smiths ne font-ils pas partie de ses groupes préférés ? Ma voisine, pendant que je la déshabille du regard, fait défiler des robes sur son portable. La première partie se termine, la voisine ayant in extremis choisi sa robe de soirée pour le Nouvel An. Les roadies s’affairent sur la scène. La Halle est pleine. Ha ! Qu’est-ce qu’on est serré, au fond de cette boîte, chantent les sardines, chantent les sardines, etc. Alors que je multipliais le nombre de personnes dans une rangée par le nombre de rangées, j’entendis derrière moi que la salle pouvait contenir 17000 pèlerins. Avec effroi, je réalisais que nous n’étions guère plus nombreux qu’au Vel d’hiv, en juillet 1942. Mais les lumières s’éteignirent et les musiciens entrèrent en scène sous les applaudissements et les cris, Robert Smith, le dernier. Au début, d’où j’étais, loin, j’ai cru que c’était Little Bob, notre rocker du Havre, même corpulence, petit et gros, les bras écartés, comme s’il marchait sur la banquise. L’océan de tête s’était transformé en un océan de portables, de portables filmant des portables filmant Robert Smith, vacillant. Et le concert commença. Il durera deux heures et demi et il y aura deux rappels. Ça porte l’heure de concert à une trentaine d’euros, le prix au kilo du filet de bœuf. Cette halle, n’était-elle pas un abattoir !
Ce fut un gros, gros concert, surtout au niveau des décibels et de l’électricité. Du trio initial, les Cure sont devenus un groupe de nombreux musiciens. Trois guitaristes font constamment hurler leur instrument. La batterie du batteur est énorme et je craignis même, un moment, qu’il ne s’envolât avec. Seul le bassiste, le fameux Simon Gallup, se baladait sur scène, promenant sa très longue basse, à la manière du mec d’AC/DC, celui en bermuda. Le dispositif scénique restait relativement sobre. Derrière les musiciens, des images appropriés étaient projetés, des images redondantes, une forêt quand les Cure chantaient Forest, un manège pour enfants, des coeurs brisés, ou simplement des images redoublant les musiciens en train de jouer. Les spectateurs les plus lointains n’avaient pas besoin de jumelles pour voir s’ébrouer le chanteur, se retrouvaient comme devant leur téléviseur, applaudissant un Robert Smith pixelisés. Sinon, un savant dispositif de projecteurs promenaient de violents cônes de lumière, évoquant des phares éclairant l’océan, des canons balayant le ciel, ou des hélicoptères au-dessus d’une foule insurrectionnelle. Mais aucun risque ne menaçait la foule des spectateurs, plusieurs défibrillateurs savamment disposés à côté des extincteurs. Plus le concert avançait et plus les Cure jouaient leurs tubes. Plus ils jouaient leurs tubes et plus les têtes remuaient. Seuls dansottaient quelques personnes, dans la fosse, là où la presse était la moins compact. Je me suis demandé si je n’avais pas croisé cette blonde peroxydée, il y a trente ans, dans une boîte de nuit. Je me suis souvenu du goût de sa bouche, de la sueur inondant son dos. J’ai senti une lassitude. Je me suis masser le cou, obligé de tourner la tête pour regarder la scène. J’ai tâtonné l’accoudoir à la recherche de mon verre de whisky. Il n’y avait que ma bouteille d’eau décapsulée. Je dansais comme mes voisins en battant la mesure du pied ou du plat de la main sur la cuisse de ma voisine que j’imaginais dans sa robe de soirée. Le concert finissant, les Cure chantèrent leurs ultimes tubes. Le temps de ces quelques chansons d’outre-temps, mélancolique, je me disais que le rock neurasthénique des Cure souffrait maintenant de quelques boursouflures.
Robert Smith ne sait que dire merci en français. Et au revoir.
En rentrant, j’écoutai à fond le premier morceau du premier album de Wire : Reuters. Il y a des lustres, The Cure faisait la première partie de ce groupe.
Thierry Girandon, Le 9 novembre 2011
Bibliographie de Thierry Girandon
Aux éditions sans crispation :
Amuse-bec (nouvelles), Crispation éditions 2014 [ > Acheter ]
Perpète (nouvelles), éditions sans crispation 2020 [ > Acheter ]
Chez Utopia Editeur :
La Corde ou la cagoule (roman), Utopia éditions 2015
La Malafolie (nouvelles), Utopia éditions 2016
Quand Fleurissaient les cow-boys (roman), Utopia éditions 2018
Le Petit Sauvagneux (nouvelles), Utopia éditions 2019
Chez Huguet Editeur :
Les Faux cils et le marteau (roman), Huguet éditeur 2010
Chroniques de T. Girandon, pour amuse-bec.com :
> David Prowse
> Michel Houellebecq, Anéantir (Flammarion)
> Thierry Poyet, Il faut tuer Wolfgang Muller (Ramsey)