Thierry Girandon – inédit

LES FUNÉRAILLES DE LOUNA

À Lise

Gamine, ma fille adorait la famille Souris, une série d’albums illustrés par Kazuo Iwamura. La nature y était dessinée en teintes de pastel et on avait l’impression agréable, les feuilletant, d’être à l’ombre d’un sous-bois ou niché dans une souche d’arbre. Cette famille s’extasiait de la pousse d’une graine jusqu’à ce qu’elle devînt un potiron (« Cette graine de potiron est une étincelle de vie ») ou ramassait des framboises pour son petit-déjeuner. Le danger n’était que l’épine d’une ronce ou celle d’une rose. Le père Souris coupait du bois pour l’hiver. La mère Souris se mirait dans une goutte de rosée. La dizaine d’enfants chahutaient dans les coins et les recoins d’une cabane en rondins. La faune et la flore, malmenées dans le monde réel, s’épanouissaient sur les doubles-pages. C’est ainsi que les espèces disparues finissent en tatouages sur les mollets des citadins.

Longtemps après, ma fille débarqua à la maison avec deux petites rates sauvées des labyrinthes d’un laboratoire. Elles ressemblaient à ces souris sur papier glacé qui avaient griffé le vert paradis de son enfance. J’éprouvais instantanément ce dégoût que peut éprouver un humain devant un rat. Me concentrant sur leur museau pointu plutôt que sur leur queue nue, je finissais bientôt par les trouver cute, comme disait ma fille. De ma main, en passant sous mes vêtements, elles arrivaient à mon cou et me chatouillaient le menton de leurs moustaches. L’intelligence artificielle ne pèse pas lourd devant ces bestioles aux petits yeux scrutateurs. Si l’humanité progresse c’est au détriment de ces cobayes soumis à une batterie de tests. On leur inocule nos cancers. On les condamne à nos addictions. On observe leur solidarité qui ridiculise notre égoïsme. Nous les adoptâmes. Elles furent baptisées chacune d’un doux nom de rate : Yuki et Louna. Elles se ressemblaient tellement que je n’ai jamais pu distinguer l’une de l’autre, jusqu’à ce que ma fille, éplorée, vint me dire que Louna était morte. Ainsi Louna était la morte et Yuki celle qui, agrippée aux barreaux, quémandait une amande en guise de consolation. En vieillissant, Louna était devenue goitreuse. Les goitreuses ont disparues de nos contrées, en même temps que les pieds-bots et les bossus. Je me souviens de la goitreuse de mon village qui apeurait tous les enfants, sauf celui avec un bec-de-lièvre. La mort avait surpris Louna dans sa profonde litière. J’ai jadis travaillé dans les pompes funèbres. J’étais ce que l’on appelle un porteur, un porteur de cercueils. Ma fille m’a supplié de m’occuper des funérailles, de la mise en bière à l’inhumation. Elle avait simplement transformé une boîte à chaussures en cercueil, décorant de quelques larmes le couvercle. Je l’ai garnie d’un peu de paille en guise de capitons. Les petites pattes de la rate étaient roides, ses moustaches affaissées, ses yeux ouverts et mats. J’ai demandé à ma fille si elle préférait, à la poubelle verte, la poubelle jaune. Je trouvais qu’il y avait plus de noblesse à la déposer dans la poubelle de tri. Ma fille voulait une tombe plus décente. Elle voulait transformer la petite rate de ville en une petite rate des champs. J’avais justement à faire dans les Monts du Lyonnais. J’y trouverais un coin de verdure où l’ensevelir. Pendant le trajet, je ne pouvais m’empêcher de regarder cette boîte de chaussures qui contenait une bête morte. Mais pas n’importe quelle bête. Une bête qui avait passé sa courte vie dans l’appartement en même temps que ma fille, ses parents s’envieillissant, s’était épanouie. À son insu, le petit jouet prémonitoire de ce qui se passe ici-bas : petite enfant émerveillée dans la cage dorée de sa vie devenue si cruellement une petite vieille dans la vie. Une bête qui glissait son museau entre les barreaux de sa cage quand nous nous approchions et qui mordillait notre doigt. Si l’une d’elle fuguait, il suffisait de lui faire l’aumône d’une main pour qu’elle y montât, puis de la remettre dans sa cage. Elle avait passé sa nuit de liberté à ronger les fils électriques ou à faire des trous dans les fringues éparses sur le sol. Je préférais cette rate vivante plutôt que morte. Cette rate était un vertébré, après tout, et ressentait, vivante, ce qu’un humain éprouve, du moins en matière de satisfaction ou de déplaisir. Je pensais que cette rate nous avait accompagné durant cette folle période d’irrationalité liée à une pandémie qui n’était pas la peste. Elle avait été contemporaine d’une angoissante actualité et des nuages sur nos vies personnelles. Cet animal palpitant de vie nous avait offert un peu de sa chaleur en échange de pas grand-chose, d’une noisette ou d’un bout de fromage. D’un grain de blé je me nourris, une noix me rend toute ronde.

Je quittais la plaine pour la montagne et j’arrivais à cet endroit où la route longe une rivière sur plusieurs kilomètres, la Toranche, qui vagabond en son cours va serpentant depuis les Monts du Lyonnais, jusques à Saint-Laurent-la-Conche, où Loyre la recevant, et luy faisant perdre son nom propre, l’emporte pour tribut à l’Océan. Je me gare et sors de la voiture avec ma si légère dépouille. J’emprunte un chemin, longe la Toranche, trouve un arbre au pied duquel je dépose le corps de la rate. Louna, dis-je. Rien d’autre. J’avais connement les larmes aux yeux. Ce n’était pas seulement des larmes pour la rate mais pour tous les proches que j’avais perdus. Qui étaient morts, quoi. Je ne pouvais que remercier cette rate de me faire me sentir vivant dans cette nature silencieuse et soudainement ensoleillée.

Louna

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