SCUM MANIFESTO
J’ai pris connaissance de ce texte il y a de ça bien des années, autrefois quand j’étais jeune. J’écoutais le Velvet Underground, Lou Reed, et je lisais tout un tas de trucs sur la période Andy Warhol – biographies, essais etc. Parmi de nombreuses histoires et anecdotes : celle de Valerie Solanas, qui un beau jour de mai 1968, a tiré à bout portant sur Warhol. Une paumée de la Factory qui a pété un plomb. Elle avait écrit le script d’un film, que Warhol a refusé de produire (trop obscène selon lui, c’est dire) ; avant ou après je ne sais plus : une bête histoire d’argent avec l’éditeur Maurice Girodias (patron d’Olympia Press ; premier éditeur de Lolita de Nabokov).
Un manifeste féministe radical, le script d’un film et une pièce de théâtre à l’actif littéraire et créatif de cette furie : rien qui donne envie de se plonger dans sa lecture, le fait divers suffit amplement.
En 2005, Fayard a sorti son édition postfacée par Michel Houellebecq. Ah, Houellebecq. Bon, eh bien d’accord, pourquoi pas. J’ai acheté le bouquin, puis je l’ai lu, d’une seule traite, fastoche, une petite quatre-vingt-dizaine de pages – parmi lesquelles quand même, quelques considérations quasi-philosophiques auxquelles il a fallu s’accrocher.
C’est un livre intéressant. Jamais je n’aurais pensé trouver intéressant un texte féministe. Même présenté sous une forme avantageuse (post-facé par un écrivain que j’admire, par exemple). C’est que SCUM Manisfesto est bien au-delà du manifeste féministe pur et con, si l’on peut dire. On est bien loin des fadaises débiles qu’on entend aujourd’hui, et surtout de la manière de les dire.
S’il y a des milliers de féminismes possibles (il y en a bien des milliers, paraît-il), tous aussi foutraques les uns que les autres, il y a, hors de portée, le style Valerie Solanas. Seul et unique, celui-là. Dans la forme comme dans le fond.
Le topo brut du pamphlet : pour un monde meilleur, il est nécessaire d’en éliminer radicalement les hommes. Les mâles (elle n’emploie jamais le terme « homme » qu’au sens de « mâle », pas au sens « d’humanité »: vous me direz que c’est le but). Et la garce développe et argumente.
Comme dans tout pamphlet, il y a des trucs sans queue (oui) ni tête (re-oui), des redites. C’est parfois lourd et chiant. Mais rarement.
Elle émet – exprime – écrit – dit des idées sur les valeurs de l’INDIVIDU, lettres capitales, assez géniales, et fichtrement d’actualité. N’eut été le contexte délirant de sa volonté (apparemment) haineuse d’éradiquer le mâle de la planète, sa vision de l’individualité vraie et sincère comme source de plénitude est terriblement juste, troublante et fine.
Elle écrit que l’individualisme magique, celui qui rendrait le bonheur possible, n’est justement pas possible du fait de l’égocentrisme des hommes. Il ne faut pas confondre individualisme, et égocentrisme ; la prétention à vivre et penser par soi-même est une hypocrisie énorme, puisqu’elle ne vient que du seul fait que le mâle est un froussard informe, incapable d’empathie. Pour être un individu complet, qui soit digne de vivre, l’empathie est essentielle. Or, toutes les actions du mâle ne visent qu’à baiser et faire la guerre, pour se prouver qu’il existe. L’homme a tout bonnement PEUR d’être un individu.
Illustration de ce propos : les hippies. Ces quelques paragraphes sur les hippies m’ont botté, les hippies et moi ça fait deux. Il est clair que les hippies synthétisent l’égocentrisme et l’hypocrisie. Le hippie, tout ce qu’il veut, c’est avoir un maximum de femmes, de cons, à sa disposition, sous le prétexte dégueulasse d’une vie à la coule, loin du monde moderne, du capitalisme et caetera.
En fait, la fonction de la femme est d’explorer, découvrir, inventer, résoudre des problèmes, dire des joyeusetés, faire de la musique – le tout, avec amour. En d’autres termes, de créer un monde magique.
La fonction de l’homme est de produire du sperme.
Marquant, dans cette citation, le « dire des joyeusetés ». Dès le premier paragraphe de son livre, Valerie Solanas parle de rigolade :
A toutes celles qui ont un brin de civisme, le sens des responsabilités et celui de la rigolade, il ne reste qu’à renverser le gouvernement, en finir avec l’argent, instaurer l’automation à tous les niveaux et supprimer le sexe masculin.
Un peu plus loin :
« l’homme « n’a aucun humour dans sa façon de s’envoyer en l’air ».
Humour, rigolade, joyeusetés et atmosphère de fête :
Cela marquera le début d’une ère nouvelle et fantastique, et son édification se fera dans une atmosphère de fête.
La révolution, version Valerie Solanas
« SCUM veut s’éclater tout de suite ». Le plan pour en arriver à cette Utopie (le mot est cité) est détaillé dans le dernier tiers du bouquin. Elle expose le programme de SCUM, les étapes, les conditions. C’est juste délirant, et cela m’amène à la postface de Houellebecq : ce qu’il écrit est super, comme d’habitude certes. Il discerne et respecte l’aspect visionnaire de Solanas, à propos notamment des progrès de la technologie et de la génétique (condition sine qua non pour pouvoir vivre sans mâle).
Il rappelle au lecteur ces lignes de Solanas sur la maladie et la mort :
Les problèmes de la vieillesse et de la mort pourraient être résolus d’ici quelques années si la science y mettait le paquet.
Sauf que. Houellebecq évoque, et fait un rapprochement douteux avec le nazisme et donne l’impression que ce « programme », pur délire « script » d’un sale film de science fiction de seconde zone, est sérieux et probant. On y assassine, on y plante des pics à glace, on y sabote le système en refusant à l’argent son rôle et son pouvoir, par tous les moyens… plus Anarchiste que Nazi, somme toute.
Or, c’est la fin du « Manifeste ». Il est facile d’imaginer Valerie Solanas (que Michel appelle Valerie), partir en transe – dans des envolées hallucinées, non pas qu’elle croit sainement en ses propos, mais POUR EN FINIR AVEC LE TEXTE.
SCUM MANISFESTO parle beaucoup d’amour. On en oublierait presque qu’il s’agit d’un manifeste visant à l’extermination des putains de macaques que nous sommes, nous les hommes, sous le prétexte que l’on ne vivrait que par et pour satisfaire les appétits de notre zézette ; on en oublierait presque que c’est le fruit de la production d’une femme absolument dérangée.
David Laurençon
Post-Scriptum :
Souvent, j’ai lu du Sade dans ce Solanas. Il y a bien sûr la verve, l’énergie et la violence du Verbe. La fureur pamphlétaire. Il y a surtout ce sentiment étrange de désespoir et d’amour, aussi réel qu’halluciné. Je ne sais plus quel sadien a écrit :
« Tout ce que signe Sade est Amour ».
D’ailleurs, Houellebecq termine sa post-face par ces mots:
Reconstruire une nouvelle nature sur des bases conformes à la loi morale, c’est-à-dire d’établir le règne universel de l’amour, point final.
P.P.S :
Valerie Solanis en veut autant aux hommes, tous méprisables, inutiles et bêtes, qu’aux « Filles à papa » : formatées par le patriarcat, baisées par le patriarcat, amorphes, « femmes gentilles et proprettes », « dames comme il faut qui lèchent le cul des hommes ».
Le plan de SCUM leur réserve une place.
L’homme n’est qu’un mort-vivant, un tas insensible, et pour ce qui est du plaisir et du bonheur, il ne sait ni en donner ni en recevoir. Au mieux de sa forme, il ne fait que distiller l’ennui, il n’est qu’une bavure sans conséquence, puisque seuls ont du charme ceux qui savent s’absorber dans les autres. emprisonné dans cette zone crépusculaire qui s’étend des singes aux humains, il est encore beaucoup plus défavorisé que les singes parce que, au contraire d’eux, il présente tout un éventail de sentiments négatifs – haine, jalousie, mépris, dégoût, culpabilité, honte, blâme, doute. Pis encore, il est pleinement conscient de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas.