HONORER MON ÉDUCATION SENTIMENTALE

« RÉINVENTER L’AMOUR » (Mona Chollet)

Par MONA SARR

Mona Sarr

Réinventer l’amour de Mona Chollet est paru à la rentrée 2021. Le rappeur Médine avait une formulation que j’aime souvent reprendre « J’crois pas que le hasard soit le gérant » (Médine ft. Kayna Samet, « Biopic »).
Septembre 2021 a été un mois pivot dans ma vie. J’avais enchaîné les écoutes de podcasts féministes tout l’été sur l’amour, la violence, le patriarcat tout en tressant des scoubidous roses et violets… En fait, tout ça là, mon été passé à écouter des podcasts, la sortie du livre de Mona Chollet peu de temps après… Ce n’était pas un hasard. Je respirais. J’avais étouffé pendant un peu moins de deux ans, mais là, je re-respirais enfin. Réinventer l’amour a comme sous-titre : « Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles ». L’absence de point d’interrogation suggère l’évidence de la proposition, c’est ce qui m’a d’avance convaincue.

« Les femmes lisent d’innombrables livres de développement personnel, écoutent des podcasts, consultent des conseillers de carrière, cherchent du soutien auprès de leurs amies, dépensent des petites fortunes en thérapies pour soigner d’anciennes blessures ou régler de nouveaux problèmes, et les hommes de leur vie se reposent simplement sur elles’’, constate la journaliste Mélanie Hamlett » .

L’aspect « paradoxalement rassurant » de la souffrance

Je suis une enfant des années 90, bon, je l’admets, la t o u t e fin des années 90, 1999 plus précisément. Dans son livre Féminismes et pop cultureJennifer Padjemi fait reconnaitre la légitimité de la culture populaire pour les femmes issues de banlieue et de quartiers populaires.
La culture populaire, c’est ce qui a bercé mon adolescence. Je ne lisais pas beaucoup à l’époque, alors je ne pourrais dresser une critique aussi lucide d’un roman d’amour que j’adorais, comme l’a fait Mona Chollet avec Belle du Seigneur par exemple. Non, moi c’était par les séries télévisées ou les télés réalités et surtout par la musique. Diam’sVitaaAmel Bent n’ont plus de secret pour moi. J’écouterai plus tard beaucoup d’Aya Nakamura, un peu moins de Imen Es et de Lynda. Ces chanteuses m’ont fait me construire en tant que femme et ont surtout construit mon éducation sentimentale dès le plus jeune âge : l’amour fait souffrir. Il est même normal d’en souffrir, nous sommes toutes passées par là et donner de la légitimité à cette souffrance ne sert pas à la tolérer mais à fédérer des femmes autour d’un sentiment commun (quel sentiment commun…). Universelle, c’est le nom qu’on donne à cette souffrance pour éviter d’avoir à dire qu’elle est intolérable. Dans son prologue, Mona Chollet cite Bell Hooks, une militante américaine féministe noire et l’une des citations m’a particulièrement marquée :
« Il est beaucoup plus facile de parler de perte que de parler d’amour, écrit bell hooks. Il est plus facile d’exprimer la souffrance due à l’absence de l’amour que de décrire sa présence et sa signification dans nos vie.’’ La frontière est parfois mince entre l’acceptation de l’adversité et la complaisance à son égard, comme si elle avait un aspect paradoxalement rassurant » .

« Dans le monde de mes sommeils, je respire
Mais je sais que je n’vis pas
Plus rien n’est pareil
Quand tu n’es plus là »

Amel Bent, « Tu n’es plus là »

Moins de dix ans plus tard, j’ai toujours ces artistes dans mon répertoire musical, dans une playlist « Déprime » que j’alimente un peu plus chaque année vers novembre/décembre quand il fait froid et nuit très tôt. Il n’y a pas de sens à parler d’amour. Il faut parler de souffrance. Peut-être qu’en parler comme ça, de manière obsessionnelle nous renvoie à l’expérience d’une vie par procuration ? Je ne vivais pas pour moi quand je souffrais, je vivais pour l’autre, pour son absence et l’attente de son retour. La société m’avait déjà appris que ma vie de femme ne valait pas tant la peine que ça, il me fallait sacrifier ma vie pour et par un autre, pour qu’elle ait un sens, une direction, une concrétisation. Je sais d’ailleurs par mes expériences avec un public de collégiennes/lycéennes que ces mêmes idées, bien qu’interprétées par d’autres chanteuses plus actuelles leur parlent toujours autant.

Je suis une enfant des années 90 qui a aussi écouté et écoute toujours beaucoup de rap français. Ces chanteuses qui évoquaient la souffrance de l’attente, de la trahison, de la violence, de la manipulation rentraient en écho avec des textes écrits par des hommes. Je façonnais ma vision de l’amour autour de la souffrance mais j’étais heureuse d’entendre par la voix de rappeurs que c’est ce qui faisait de moi une vraie femme, une femme respectable. J’attendais, je souffrais, j’acceptais les violences psychologiques parce que c’est vrai après tout, eux aussi avaient une vie pénible et compliquée. J’ai écouté Love d’un voyou avec fierté moi aussi, fierté de faire des études et de passer pour la fille intelligente, discrète, sérieuse et respectable. J’étais rassurée quand j’écoutais tous ces sons qui me promettaient un avenir radieux malgré l’attente de celui qui, pour l’instant n’était pas prêt, pour l’instant ne voulait pas de moi, pour l’instant était violent, pour l’instant n’avait pas de situation.
À ce propos, Mona Chollet cite un extrait d’Alissa Wenz dans À trop aimer, qui me parait très juste :
« La femme reste. Parce que. Ce n’est pas qu’elle n’ait pas les armes. Elle les a. Elle a lu, elle a réfléchi. Mais elle croit peut-être encore qu’il est de son devoir et de son pouvoir d’aimer, d’aimer plus que tout. Elle croit que l’amour rachètera le mal. Elle a lu l’histoire de Pénélope attendant le retour d’Ulysse, celle d’Ariane offrant une pelote de fil à Thésée pour lui permettre de s’échapper du labyrinthe. Elle pense que la patience, la douceur, l’assistance sont des vertus inaltérables. Elle pense, sans se l’avouer, que les femmes sont douées pour cela – peut-être même pense-t-elle qu’elles sont faites pour cela. Elle se trompe. Elle ne voit pas qu’elle s’engouffre dans des schémas archaïques, des schémas qui la réduisent, et qui pourraient l’anéantir. Qu’elle s’engouffre dans sa propre désagrégation ».

Mona

Réinventer l’Amour (Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles)
Mona Chollet, éditions Zones
sept.2021

« J’ai subi tes sautes d’humeurRespecté ton silence pendant des heuresMais ça ne compte pas, nonJe sais si je te veux, je ne me plains pas, nonJ’ai saigné pour toi le jour où tu m’as dit ‘’Apprends-moi’’A quoi ça rime, dis-moi ? »

Vitaa, « Pour que tu restes »

« T’es parfait tu m’as épargnée la douleur d’être née »
Diam’s,
 Feuille blanche

J’avais intériorisé l’idée qu’il était de mon ressort de sauver l’homme avec qui j’allais entretenir une histoire d’amour. Personne ne me l’a appris, c’était comme ça, là, comme une évidence jamais remise en cause, c’était mon rôle. J’ai même l’impression que ça s’est imposé à moi sous couvert d’un désir bienveillant d’aider les autres, oui, un trop-plein de bienveillance sans doute. En donnant tout ce que je pouvais donner : mon temps, mon énergie, ma patience – souvent au détriment de ma propre personne et de mon propre bonheur, j’espérais (et je comprendrai plus tard que c’était à tort) qu’on me donne tout autant. Qu’on vienne combler toutes mes cases vides qui m’angoissaient, qu’on m’enroule pour que je ne pense plus. Je voulais qu’on m’étouffe. Ma simple existence ne me suffisait pas, me guérir ne me suffisait pas, je voulais être pleine de l’autre.

« J’ai toujours désiré l’amour, celui qui te rend fouMême après les coups, j’ai tout donné pour qu’on me couveJ’ai vu en l’homme le seul remède à mon malheurJ’ai vu en toi un peu de bonheur, le baby boom de mon cœur »

Diam’s, « Feuille blanche »

Je n’en veux pas à toutes et tous ces artistes que j’ai cités, au contraire. Je les remercie d’avoir parlé de choses qui me ressemblaient, des choses qui me ressemblent toujours un peu. Je considère que les rappeurs et ces chanteuses se font déjà assez mépriser comme ça par la classe bourgeoise qui ne voit en eux qu’un ramassis de clichés, de bêtises et de propos misogynes, ce n’est pas du tout mon intention. Je veux sincèrement les mettre en valeur quand je les cite, eux et leurs écritures qui racontent des vies qui ont tant fait sens pour moi.

Mona Chollet ne prétend pas donner un mode d’emploi ni même des clés pour résoudre la complexité des relations humaines. Non, elle se contente de nous mettre des petites claques derrière la tête. Celles qui ne sont pas suffisamment violentes pour nous braquer et nous faire perdre espoir mais celles qui, au contraire, refondent le cocon géant et si doux qu’avaient créé Diam’sVitaa et Amel Bent. Je n’étais ni folle ni la seule à avoir vécu ce que j’ai vécu. Je pouvais me libérer du poids de la culpabilité que j’avais à penser que si ça ne fonctionnait pas, c’est parce que j’étais trop sensible, trop instable, trop perdue ou que j’étais incapable d’aimer l’autre pour qui il était vraiment, c’était bien plus complexe que ça. Pour réinventer l’amour, j’ai appris à me pardonner et à pardonner mes anciennes croyances. J’apprends à être libre d’écouter Vitaa et les autres avec du recul quand je le peux, à vivre les paroles quand j’en ressens le besoin, et ça me va. 

Mona Sarr
Pontoise, le 21 octobre 2021

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