« JE NE M’EN LASSE PAS »

LA PUISSANCE DE L’ÉCRITURE

par Philippe Sarr


Je ne me lasse pas de cette phrase : « … Ce n’est pas le bruit d’un avion. C’est le bourdonnement d’un insecte qui voltige prés de mon oreille : un insecte plus petit qu’une mouche, qui trace dans l’air quelques cercles sous mes yeux avant de disparaître dans un angle de la pièce obscure… ».
(Murakami Ryū, Bleu presque transparent). Seule la ponctuation me gêne.

Ryū Murakami

Je lis quelques extraits du journal d’un médecin japonais qui, en 45, exerçait dans un hôpital de campagne, tout prés de Hiroshima. Il y raconte l’effroi suscité par l’explosion de la bombe (原爆 gen’baku…). La vision du champignon atomique, une boule de feu coiffé d’un gigantesque nuage de fumée blanche, puis, le silence. Et enfin cette question : qu’est-ce qui a bien pu provoquer ça ? Une photo accompagne l’extrait. Une photo de la ville, celle de Hiroshima, donc, aérienne. En dessous, un article de Camus paru un peu plus tard dans lequel il exprime sa stupéfaction, son désarroi face à l’absurdité, à la bêtise des commentateurs de l’époque, fascinés par la performance du jour : une bombe de la taille d’un ballon de foot dotée d’une capacité de destruction hors du commun !

Bleu presque transparent… Comme le ciel quelques secondes avant l’explosion… La bombe – 原爆 – le champignon… 茸 (kinoko) ! Tous ceux qui ont vu ont ressenti et exprimé la même chose. La forme d’un 茸…

Cette voix silencieuse, ce cri tu qui émerge du silence… un incessant bourdonnement. Des images fulgurantes, la présence obsédante d’un oiseau de ténèbres aux ailes gigantesques – chez M.R le ciel est peuplé d’anges et de démons qui traduisent aussi bien l’espoir que la peur !
Un ciel dévastateur !

Roman troublant, donc, aussi beau qu’irritant ! Voilà qui pourrait répondre à la question : Qu’est-ce qu’un bon roman… Un truc à priori anodin venu s’incruster là, dans la chair, après que vous vous en soyez saisi à pleines mains, la petite coupure, indolore sur le moment ! Mais ce n’est qu’après, une fois le livre refermé, que la douleur jusque là en sommeil s’active et se réveille, impossible à enrayer, que le cri qui s’était tu jusque là faute de ne pouvoir s’exprimer exulte enfin, que le livre nous tient dés lors comme une proie venant de céder sous le choc des mots et des images.
Je pourrais relire mille et une fois chaque page, chaque ligne de ce roman et me retrouver chaque fois dans la même attente fébrile, le même plaisir enthousiaste, malgré ces douleurs à la main gauche, séquelles d’un accident de moto, à renifler l’odeur de tabac froid ( je clopais comme un pompier à l’époque)… À en éprouver cet étrange éclat révélateur de rêves brisés sous les bombes, de leurs débris abandonnés puis éparpillés au bord du chemin. De comment se reconstruire, comment empêcher que l’oiseau de feu ne te précipite à jamais dans les froides ténèbres. De comment rester debout, envers et contre tout…

Henry Miller

J’ai lu quantité de pages de ce livre absolument dantesque… aux cabinets. Une habitude tellement répandue ! Enfant, Henry, je veux parler de Miller, s’y jette pour y lire les classiques. Adulte, il préfère la profondeur et le calme des forêts, de préférence prés d’un torrent… (Personnellement : je me rappelle avoir lu le Colosse de Maroussi au bord d’un étang, tout prés d’Abidjan… Tiegba pour être précis…). Question : pourquoi lire aux cabinets ? Pour penser à autre chose ? Se distraire ? Et si oui, de quoi ? Et pourquoi lire et ne pas se donner du temps pour faire le vide ? Et pourquoi manger exige-t-il plus d’attention qu’aller au Petit Coin (problème métaphysique !). Miller : Selon ses amis (je résume) on ne lit aux cabinets que des choses futiles (genre salle d’attente de chez le dentiste !)… voire des polars… le rebut de la littératureMiller : des gens ont des étagères dans leurs cabinets. Moi pas. Concentration extrême… Me remplir par le haut tout en me vidant par le bas ! Combien ne lisent (aux cabinets) que pour s’informer (l’actu), ne sachant pas vraiment ce qu’il est important de retenir ou pas ! A méditer : ce moment de béatitude, il faut qu’on le rompe en se concentrant sur de la matière imprimée… (vous apprécierez la finesse du propos !) Nouvel art de vivre ! Lire La divine comédie en marchant, en mangeant ? Non ! Sur le trône !

John Travolta lit (Modesty Blaise) dans « Pulp Fiction« 

Alors, question cruciale : pourquoi ne pas recouvrir les murs de nos cabinets de tableaux, d’affiches, de portraits, de tags plutôt que d’étagères ? Miller, que l’idée semble répugner : le meilleur des waters closets serait celui où il faudrait être équilibriste pour lire ! Pas de siège, pas de cuvette, juste un trou dans le plancher avec deux emplacements où mettre les pieds. On ne s’y assied pas, on s’y accroupit ! Dans ces retraites bizarres, l’idée de lire vous viendrait-elle, quand il s’agirait de veiller d’abord à ne pas souiller ses chaussures ! Clin d’œil : les livres étaient autant de grosses mouches bourdonnantes qui me tenaient éveillé… Il y a aussi cette étrange citation de Marie Carelli : Donnez nous quelque chose qui dure. Le cri de l’humanité épuisée… Un lien étroit avec ce qui précède ? Je n’en doute pas ! D’autres questions non dépourvues d’intérêt : pourquoi cabinets au pluriel ? Est-ce que votre médecin vous a déjà demandé ce que vous lisiez aux cabinets ? Enfin, cette sublime suggestion (ce sera à vous de trancher) : supposons qu’au lieu de lire, vous vous mettiez à chanter toutes les fois que vous vous rendez au water closet ! (Perso, ça ne risque pas. Je chante faux et… mes chiottes donnent sur la rue !)

Il n’empêche… Marcher sur les traces du célèbre écrivain puis gravir sous le chaud soleil de mai les pentes rocailleuses menant jusqu’à Mycènes, forteresse dont les remparts titanesques sont un véritable défi à l’usure et au temps, investir avec légèreté ces fameux cercles d’existence auxquels songeait Anton Reiser dans les moments de doute, le fou d’Erfutz !, celui qui se disait hanté, justement, par ces autres corps qu’il aurait tant voulu incarner avec désinvolture, une folle irresponsabilité ?, mais aussi de voyages et d’écriture, épris qu’il était de liberté, ce dévoreur d’espaces au devenir contrarié par une éducation bourgeoise et trop rigide ! Pas un endroit, donc, que ce fut à Cap Sounion (divin promontoire adoubé par Lord Byron), à Delphes où nous nous rendîmes à bord d’une vieille Ford Fiesta louée sur place, sans que je n’ai dans l’une des poches de mon blouson, de la même manière qu’Anton Reiser ne s’aventurait jamais hors de ses bases sans ses doudous, son Bildungsroman, son Goethe ou son Homère bien calé sous le bras, et dont il connaissait par cœur quasiment chaque page !, livres qui, il faut le reconnaître, exercèrent une telle influence sur lui qu’il lui arriva de prendre ses désirs pour des réalités (ces soleils mensongers dont il est tant question dans le roman de Moritz, ces parangons d’illusion !… Mais n’était-ce pas toujours ça de pris !), de confondre un mur d’enclos sur lequel quelques touristes étaient venus soulager leur vessie avec la muraille fortifiée d’une cité bavaroise réputée inexpugnable, sans que je n’ai sur moi UN LIVRE.

Pareille confusion me sera épargnée. J’imagine pourtant que m’aventurer loin de chez moi les poches de mon blouson désespérément vides m’aurait valu un voyage bien terne, une succession navrante de lieux communs, ces lieux où chacun se fait l’écho de ce qui s’est déjà énoncé mille fois, histoire de dire j’y étais. Sans le moindre enthousiasme… Dans l’espoir d’en rapporter quelques breloques… Sans doute. Et d’échapper ainsi à l’essentiel…
Je m’égare ? Peut-être ! Je cherche… l’erreur… S’il en est… là où ça  a commencé à merder… à mal tourner… ou bien n’en est-il pas justement… cette vérité toujours si difficile à saisir… mythe? Nous pensions que… et ben non… Pas si simple… Tu te cabres… changements de posture… te rabroues… sèmes la confusion… d’accord il y eut la fièvre, cet emballement de l’esprit, le poison mortel ? Bizarre, je recherchais autre chose à vrai dire… je ne m’en cache pas… et je tombe sur toi… drôle d’oiseau pèlerin (reconnais qu’elle est bonne, hein !…)…  croise ton chemin, celui d’un inconnu terrassé par le remords et que rien ne me disposait à rencontrer… un parcours tout en nuances, en rebondissements… la complexité d’une vie manifestée ici de manière grandiloquente et tapageuse… aller de récits apologétiques en récits apologétiques… le dernier combat d’Hannibal… l’ennemi terrassé par la ruse… le Serpent!… l’ange exterminateur… Étrange, étrange… Et ce passage sur Voltaire… « … Pour mieux duper le public, Voltaire n’avait pas représenté son curé imaginaire comme un athée… C’était un déiste de son espèce, reconnaissant un être suprême quelconque, mais tenant le catholicisme pour un fausse religion… L’imposture réussit. Les philosophes encyclopédistes trouvaient l’invention de Voltaire excellente..
Ou la puissance de la fiction !

Pontoise, le 17 mars 2022


phrase

Romancier (Les Chairs utopiques, Tagada, Imago) et éditeur, Philippe Sarr est également l’auteur, pour amuse-bec.com, d’une « impro » sur Richard Brautigan

Depuis janvier 2021, il co-dirige, avec Patrick Béguinel, les éditions sans crispation


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